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Silence et paroles
27 janvier 2024

4.Kaos

 

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Kaos

 

4

 

Là, sur le pont du navire, Sestan avait fière allure dans son uniforme, et il était fier d’avoir fière allure. Pas tant qu’il attende de l’admiration ou la reconnaissance de qui que cela fût. Dommage que son père ne puisse le voir, le seul homme pour qui il eût été fier d’avoir fière allure. Et avec cette médaille sur la poitrine !

« Pour avoir, au mépris du danger, transporté sur ses épaules un camarade blessé

 sous le feu ennemi »

Delfino lui avait fait une certaine publicité. Non seulement en racontant leur escapade d’Udine jusqu’au-delà de la rivière Tagliamento mais en jurant que son compagnon lui avait sauvé son pied en pratiquant une délicate opération, à peine franchi le Tagliamento, à peine arrivés à l’hôpital de campagne de San Vito, en zone italienne.

- On voulait me couper la jambe !

Alors le Lieutenant Docteur Sestani avait eu droit à cette récompense, l’Ordre du Mérite. L’ancien officier de l’armée impériale austro-hongroise trouvait la situation cocasse.

 

Surtout là sur le pont de ce navire à contempler la mer, à scruter l’horizon.

Ce 3 novembre 1918, Falco rentrait chez lui.   

 

Lorsque les troupes italiennes les secoururent, les tirant hors de leur talus, frigorifiés  Delfino et Sestan étaient au bout de leurs forces. Une ambulance les transporta vers l’arrière. Là un médecin avait examiné la blessure de Barroni, la jugeant mauvaise il décida l’amputation immédiate du pied. Falco trouva encore la force de s’y opposer et proposa d’opérer lui-même son camarade d’évasion. On le laissa faire tant Barroni les suppliait, jurant que son sauveur était le meilleur chirurgien de toute l’armée.  

 

Le colonel Fioravanti, responsable de l’hôpital de campagne, se pencha plus tard sur le maigre dossier de ce faux italien, faux chirurgien, même pas irrédentiste, et suggéra de l’envoyer à Rome. Ce Sestan parlait italien, allemand, slovène et comprenait le tchèque et le hongrois. Voilà qui plairait à l’état-major ! 

 

C’est ainsi que le psychanalyste se retrouva dans cette capitale qu’il ne connaissait pas et qui, d’une certaine manière, lui restait étrangère, imperméable. Sestan dut s’intégrer, apprendre cette vie de corridors, d’offices où se prennent les décisions, souvent à l’aveugle, et où le cynique et suprême intérêt national résume une brigade à un rond sur une carte et à une croix lorsque sacrifiée.  

 

Il suivit de loin les batailles successives, les vraies, celles qui font des morts, d’abord incertaines, toujours meurtrières, Caporetto, Piave, ensuite la contre-offensive victorieuse du général Diaz sur Vittorio Veneto. Ces derniers jours son commandant lui a parlé des négociations de la Villa Giusti où se rencontraient depuis une semaine plénipotentiaires italiens et autrichiens. 

 

N’est-il pas médecin, natif du Küstenland, province désormais italienne, butin de guerre, Falco parle plusieurs langues, alors son supérieur lui donne l’ordre d’accompagner l’embryon de ce corps expéditionnaire chargé de recevoir in situ la reddition des administrations civiles et militaires vaincues. Ces précurseurs organiseront celle qui sera désormais la capitale de la Vénétie julienne, dix-neuvième région du Royaume d’Italie :

 

T R I E S T E

 

La première mission du médecin sera d’inventorier les structures sanitaires de l’agglomération triestine, d’assurer au mieux le fonctionnement des hôpitaux municipaux en favorisant un rapide retour à une certaine normalité.   

Drôle de besogne pour ce revenant, charcutier par circonstance et neurologue de formation. Mais la mission lui convient puisque le voilà qui rentre sur ses terres. 

 

Quelques heures après l’escale d’Ancona, le commandant Turilli a organisé une ultime réunion en la carrée des officiers. Faute de communication, personne n’a pu l’informer de la situation, ils ignorent quel accueil ils recevront en accostant au port franc.

Bruno Crevato appartient lui à la sphère politique, son mandat comprend une restructuration de cette ultime province et sa dégermanisation, il faut effacer l’empreinte de la domination habsbourgeoise. Il devrait sillonner l’Istrie et rencontrer les délégations locales à fin de mettre en place des appareils bureaucratiques purement italiens.

 

Il est presque midi lorsque la sirène alerte l’équipage du torpilleur Audace. Les matelots ont pris position, mitrailleuses et canons sont prêts à faire feu.

 

Falco devine les quais !

 

Turilli jubile. Il vient d’apercevoir un drapeau tricolore qui flotte au sommet des entrepôts de l’Arsenal.

A leur sirène répond celle, euphorique, de la commanderie du port.

L’Audace réduit son allure et s’approche du Molo San Carlo.

 

Sur la Piazza Grande c’est l’hystérie, la confusion des comités d’accueil, chacun clamant sa légitimité. La populace se bouscule. Le Commandant Turilli se charge des officialités. Les représentants italophones de la défunte Diète du Küstenland sont là, pingouins alignés, haut-de-forme à la main, une compagnie de gendarmes... en uniformes impériaux rend les honneurs tandis qu’une fanfare joue « Il canto degl’Italiani ». Une foule débordante balaie ce protocole improvisé.

Turilli lance un ordre, les matelots épaulent leur fusil et lâchent une salve d’honneur. La multitude s’écarte, impressionnée, et dégage une large allée aux libérateurs. 

C’est Bruno Crevato qui a imaginé cette dramatique diversion. Accompagné de quelques marins de l’Audace, il fonce vers le Campo Marzio où s’est retranché le commandement austro-hongrois. Falco l’accompagne.

 

Le major Wünsch les attend au pied des escaliers de la villa lui servant encore de résidence. Chacun se salue dignement. L’acte de reddition est paraphé. On se serre la main. Les aspects pratiques sont réglés, le désarmement de la garnison, son regroupement et le rapatriement des unités autrichiennes sur Villach en Carinthie, où elles attendront la conclusion des négociations internationales en cours.

 

Soudain un officier autrichien ose s’avancer et se met au garde à vous :

-          Capitaine Schinkel, médecin-chef de l’hôpital central depuis le départ du major von Krantz…

-          Schinkel !

-          Tu le connais, s’étonne Crevato en se tournant vers Falco ?

-          C’est lui qui m’a aidé à rejoindre l’Isonzo il y a deux ans.

 

-          Une centaine de nos soldats reste incapable de se mouvoir, ils sont aux Ospedali Reuniti. Hier soir le personnel a déserté, ces hommes sont sans soins, sans nourriture !

-          Sestani, vous vous en occupez, réquisitionnez un train et renvoyez ces malheureux chez eux. La guerre est finie, capitaine. Nous n’avons rien à faire de prisonniers, on vous rend les nôtres en espérant que vous nous rendrez les vôtres.

 

Falco emmena son ami Schinkel. Dehors la population était en liesse.

-          On y va à pied, tu sais, l’organisation italienne ne vaudra jamais celle de chez toi.

-          Et tu crois qu’à toi tout seul tu pourras nous trouver un train, des ambulances et des infirmiers ?

-          Je n’en sais rien mais si tu attends, cela ne pourra qu’empirer. Là c’est la fête, demain chacun se défoulera de je ne sais quoi, de la peur, de l’attente.

-          Et moi, avec mon uniforme ?

 

Sestan avait changé, la guerre l’avait transformé comme beaucoup. Il était né pour s’asseoir et écouter les misères des uns et des autres, il avait dû apprendre à choisir, à décider, à se décider, chose si détestable.

Les deux hommes marchaient dans la foule. Soudain des excités les bousculèrent, cherchant à les provoquer.

-          Lui, là, c’est un Autrichien !

Falco ouvrit son manteau exhibant son uniforme italien sa médaille et ses galons d’officier.

-          Toi, ta gueule, lança-t-il, moi j’y étais sur l’Isonzo. Je suis rentré chez moi avec l’Audace. Toi tu as léché la main de ton père qui lui caressait le cul des Habsbourg, alors tu la fermes. Demain j’envoie chez toi une patrouille qui t’embarquera dans une caserne. L’armée manque d’hommes de ta bravoure pour nettoyer ses latrines.

L’assurance du médecin eut un effet dissuasif, le groupe se dissipa.

 

L’hôpital paraissait endormi. Personne ne s’occupait des soldats autrichiens. Seules deux religieuses tentaient de calmer les plus souffrants.

-          Tu restes ici avec les nonnes, je vais à l’infirmerie centrale et je reviens.

Trois heures plus tard il était de retour avec une dizaine de soignants et une caisse de médicaments, des flacons de morphine. Sa fermeté et sa décoration avaient encore su convaincre les derniers rétifs.

 

Personne n’avait jamais vu d’officiers italiens auparavant ou alors dans des almanachs clandestins. Pour gagner du temps, Sestan avait brandi son pistolet d’ordonnance et tiré deux ou trois coups de feu dans un plafond de plâtre. Chacun comprit qu’il ne plaisantait pas. 

-          Demain je reviens à sept heures, convoquez les médecins-chefs de tous les hôpitaux, j’ai des ordres de Rome, de l’état-major, les services sanitaires civils passent sous le contrôle de l’armée.

Il avait achevé son intervention par deux nouveaux coups de semonce. Sestan connaissait leur mentalité, ces gens bouffent à tous les râteliers et n’obéissent qu’à la peur.  

 

Vers minuit Schinkel et Sestan trouvèrent enfin le temps de s’asseoir.

-          Du hast deine Familie noch nicht gesehen ? (Tu n’as pas encore revu ta famille ?).

-          Ma famille, je l’aurais presque oubliée ! Plus les heures passent, plus les citadins deviendront fous, méchants et agressifs. Dès qu’il fait jour on descend à la gare. Si tes malades ne partent pas avant demain soir, ils ne rentreront jamais chez eux. Je vais voir mon Crevato et ton Wünsch. On a besoin d’une escorte, une dizaine de vos soldats pour encadrer les blessés. S’ils savent qu’on les renvoie à Vienne, les volontaires ne manqueront pas.

-          Et les ambulances

-          Putain ! Oui, les ambulances ?    

 

Beppa avait reconnu sa voix. Il était presque deux heures du matin.

-          Entre, entre.

Sa mère, sa sœur, en deux minutes chacune s’était réveillée. Il embrassa ses femmes en chemise de nuit, il but le café que lui porta la vieille Slovène.

-          Mais il ne pourra pas dormir, voulut gronder la mère.

-          Je n’aurai pas le temps de dormir.

Falco n’avait plus reçu de leurs nouvelles depuis son transfert à Rome. Il les laissa parler longuement. Elles lui expliquèrent comment la situation s’était dégradée ces derniers douze mois. Parfois on entendait tonner les canons à vingt kilomètres du centre. Il devenait difficile de trouver des aliments frais, même en y mettant le prix.

-          Et les Autrichiens ?

-          Trois semaines qu’on ne les aperçoit plus. Ils s’enferment dans leurs casernes. Les rues appartiennent aux voyous qui se prétendent patriotes. 

A son tour il résuma ce qu’il avait vécu après sa désertion. Il termina son récit par l’accostage de l’Audace, pourquoi on l’avait choisi lui, parmi d’autres, pour rejoindre cette mission d’avant-garde.

- Mon Dieu, tu étais sur l’Audace !

 

- Emilio, il faut que je trouve Emilio.

- Après la mort de ton père la Generali lui a confié la surveillance du garage.

- Il habite toujours via del Monte ?

- Oui, répondit Linuccia, parfois il nous porte un poulet ou des œufs.

- Il faut que j’y aille, j’ai besoin de lui... et de l’Hispano !

- Maintenant, mais Falco ?

Il fit un signe pour calmer sa mère ?

-          Tu le dis toi-même, mamma, nessuno controlla la città. Nous devons agir vite. Un bataillon de bersaglieri arrivera de Venise demain soir. 

 

Emilio finit par entrouvrir la porte. Il tenait une grosse hache, prêt à fendre la tête d’un éventuel agresseur.

-          Falcolinetto ! Tu es capitaine ! Bravo ! Bravo !

-          Emilio,… 

 

Le vieux chauffeur n’était pas rassuré mais il avait servi le père Sestan, travaillé sa vie entière pour la Generali, entre la peur et ce qu’il imaginait une page d’histoire, il choisit ce moment de gloire.

L’Hispano ronronnait comme une chatte. Elle avait de l’allure avec son drapeau tricolore accroché aux deux côtés. Emilio serra sa casquette sur son crâne.

-          Avanti, mio capitano !

C’est ainsi qu’à sept heures moins une ils firent leur entrée dans l’azienda de l’hôpital central. Emilio bondit et ouvrit la porte al suo capitano en le saluant aussi militairement que possible.

Les responsables des hôpitaux l’attendaient dans l’inquiétude. Il serra la main de chacun alors qu’on l’entraînait vers l’amphithéâtre. Le capitaine s’assit au sommet de la grande table de conférence. Falco ôta son calot et posa son Beretta bien en vue. Il fallait créer une atmosphère sinon la réunion s’éterniserait. Le médecin ne doutait pas qu’ils aient tous une interminable liste de revendications et de demandes urgentes.

-          Pas de chasse aux sorcières. Chacun reste à son poste en attendant l’arrivée de la cellule de commandement. On respecte l’Autrichien, qu’il soit né ici ou qu’il appartienne à l’ancienne administration impériale. La polizia militare fera le tri plus tard. Pour ce qui est de l’approvisionnement, l’intendance de l’esercito s’en occupera dès son arrivée... qui ne saurait tarder. L’infanterie nous rejoint ce soir par la route. Ne vous faites aucune illusion. Il faudra de la patience. L’Italie est ruinée. Et d’ici à ce que l’on obtienne des réparations de guerre… Tenez, même la situation de Fiume et de l’Istrie n’est pas clarifiée. Les Anglais nous les avaient promises, maintenant ils tergiversent ! Bon, ici, le mieux serait de trouver un accord avec la Diète pour qu’elle finance l’achat de médicaments, j’enverrai une délégation à Venise pour obtenir ce qui est le plus pressant. 

-          Venise ?

Falco ignora ce qui n’était pas une question mais un subit éveil de leur conscience.

 

                         Après cinq cents ans Venise redevenait leur sœur aînée. 

 

-          Faudra vous y habituer, avant nous étions le poumon de l’empire, sa bouche nourricière, désormais notre port franc ne sert à rien. Encore une chose. J’ai besoin de cinq infirmières pour évacuer les derniers blessés autrichiens des Reuniti.

Sa demande déplut. Le capitaine Sestani rangea son Beretta dans l’étui qu’il portait à la ceinture et remis son calot.

 

A neuf heures il retrouva un Schinkel désespéré.

- Je t’ai encore trouvé de la morphine, tu auras cinq infirmières pour regrouper tes survivants. Crevato est d’accord, dans deux heures Wünsch t’enverra une vingtaine de soldats. Il a fallu les habiller en civil pour éviter la furie du bon peuple ! Reste plus qu’à trouver un train.

- Et des ambulances pour rejoindre la gare.

- Les ambulances ! Emilio, tu te souviens, le chauffeur de mon père, celui qui nous a conduits à Gorizia ? Emilio va s’arranger avec les corbillards du cimetière de Sant’Anna.

- Des corbillards !

Il fallut l’après-midi entier pour acheminer une centaine de blessés vers la gare S.Andrea. L’édifice somnolait. Le chef de gare fit son important, jurant qu’aucun de ses trains ne quitterait le quai, que désormais locomotives et wagons appartenaient à l’Italie.

-          Grand couillon, t’as lu les conditions de l’armistice, tu y étais à la Villa Giusti ? Un uniforme pareil au mien, t’en as vu combien depuis que t’es né. 

Convaincu qu’il devait encore une fois dramatiser la situation et gagner un temps précieux, Sestan sortit son Beretta. Il souriait parce qu’il ne s’en était jamais servi avant son retour. Le coup de feu résonna sous la voûte métallique de l’énorme édifice, ce qui réveilla les pigeons. L’arrogant fonctionnaire tremblait de peur. Dix minutes plus tard, une locomotive entra enfin sur le quai. Les mécanos y attelèrent le convoi, chargèrent le tender et firent le plein d’eau. Falco fit libérer deux chauffeurs autrichiens qu’on retenait dans un cachot, au sous-sol. 

C’est alors que commença la ronde des corbillards. Les croque-morts faisaient les allers-retours, de l’hôpital à la gare. Par sécurité Emilio les précédait avec l’Hispano et son drapeau tricolore.

Les conducteurs n’avaient pas posé de question. Ils obéissaient dans la bonne humeur, heureux pour une fois de convoyer des vivants. Le vieux chauffeur de la Generali avait dû leur promettre une satisfaisante compensation. Un peu plus tard l’escorte autrichienne, civilisée pour la circonstance, fit son entrée sur le quai. Sans leur uniforme, sans leurs armes, ces hommes semblaient perdus, tout nus, honteux.

A la dernière minute Falco fit peindre de grosses croix rouges sur la dizaine de wagons. On trouva encore de l’eau, du vin et des miches de pain.

- Voilà Schinkel, je ne pourrai pas faire plus.

- Tu embrasseras ta mère et ta soeur. Je ne suis plus retourné les voir ces derniers mois, tu sais, les voisins s’imaginent vite des choses, un officier autrichien !

- Et toi tu salueras Lehar et tu essayeras de retrouver Emilie Roth.

Pourquoi en rajouter. Sestan tendit son Beretta et un chargeur de réserve à son ami.

-          Le plus dangereux ça sera jusqu’à Villach.

 

La locomotive lança un furieux coup de sifflet, le convoi s’ébranla en hoquetant. Emilio posa sa main sur l’épaule de Falco. Le spectacle de ces pauvres hommes mutilés l’avait bouleversé. Bien sûr, la ville avait été bombardée  quelques fois, il y avait eu des morts et des blessés. Les vivres manquaient, l’incertitude angoissait les habitants. Mais l’horreur du front, personne ici ne l’avait connue au quotidien. Les déserteurs qui avaient rejoint l’Armée italienne rentreraient bientôt et ils raconteraient enfin.

Là le vieux chauffeur, en trois ou quatre heures, prit la dimension de ce qu’avait été le massacre. Alors, Autrichiens, Hongrois ou Italiens, peu importait. Ceux-là auraient une chance de retrouver leur famille.

-          Tu as bien fait, Falcolinetto, tu papà sarebbe fiero di te.

-          Merci Emilio, sans toi ? La fierté ? Oublions-la.

Le médecin revenait sur terre, il prenait conscience de la présence de ce vieil homme, fidèle serviteur de son père. Emilio avait vu grandir Roberto, Falco et Linuccia. Chaque été il conduisait les Sestan à leur maison de vacances près d’Opicina. Souvent il passait la première nuit avec eux pour ne redescendre en ville que le lendemain.

Le père l’invitait à s’asseoir avec lui au jardin pendant que les femmes cuisinaient. Ensemble ils buvaient une bouteille de rouge bien frais et fumaient un cigare.

 

Une semaine plus tard, tandis que les Britanniques et les Serbes désarmaient la flotte austro-hongroise à Pula, des unités navales accostèrent au port franc débarquant des centaines de fantassins. Et trois bataillons de bersaglieri firent leur entrée en ville, par la route, ils occupèrent les casernes abandonnées par les vaincus.

Sestan n’avait plus envie de faire d’autres miracles. Que l’Italie prenne ses responsabilités ! Et puis un médecin-colonel à peine arrivé lui fit comprendre qu’il existait une hiérarchie dans l’Armée et que celle-ci n’avait pas besoin d’officiers amateurs. Cependant le commandement refusait encore toute démobilisation. Par chance ou par manque de logement, personne ne s’inquiéta de savoir où il dormait.

S’il avait pratiqué durant quelques mois la chirurgie reconstructrice, celle de l’abdomen lui était inconnue. Après six semaines, le colonel le convoqua dans son bureau.

-          Qu’est-ce que tu fiches Sestani ? 

-          Rien d’utile mon Colonel

-          Alors je t’envoie chez Basaglia, tu le connais certainement, il a été nommé directeur de l’hôpital psychiatrique, ça t’intéresse ?

-          Travailler avec le dottore Basaglia ! 

 

Edoardo Basaglia avait la tête ailleurs, plus fou que ses patients murmuraient les infirmières souvent inquiètes de ses initiatives.

Le psychiatre avait fait lui aussi ses études à Vienne avant de s’installer à Parme. Incorporé sur le tard dans l’armée italienne il avait suivi la caravane des libérateurs et c’est ainsi qu’il s’était retrouvé patron de cet hôpital provincial situé au cœur de la ville, via del Farneto. L’institution était en fait une annexe des Ospedali Reuniti mais pour n’inquiéter personne elle se trouvait séparée des autres unités de soins. Ce bâtiment comptait une centaine de lits. Les déficients mentaux avaient traversé les années de guerre sans que personne ne se soucie d’eux. Les infirmières les surveillaient, les lavaient, les alimentaient tant bien que mal, les soignaient en leur administrant des calmants et beaucoup de valériane, de passiflore et de houblon. Les familles venaient parfois porter des fruits ou du linge propre.

Le capitaine Basaglia avait ses idées, un projet, mais pour l’instant, faute de moyens et  déplorant l’indifférence administrative, le psychiatre s’efforçait d’améliorer l’hygiène et l’alimentation de ses patients.

Il manifesta une joie presque infantile à l’arrivée de Sestan.

-          E sei anchetu un Viennese ! Alors, tu as connu Kratochwill e il grande padrone Sigmund ?

 

Falco continua de porter son uniforme puisqu’on ne le rendait pas à la vie civile. Il acheta un vélo et c’est à bicyclette qu’il fit désormais les trajets entre le domicile familial et l’institut psychiatrique de la via del Farneto.

L’armée ne le payait pas mais il recevait des bons de rationnement qui permettaient à Beppa d’améliorer la soupe quotidienne ou de les échanger contre de la viande.

 

Ce Noël retrouvé fut presque une fête. Sestan invita Basaglia qui n’avait pu rejoindre sa famille à Bergame. On évita de parler des deux absents, le père défunt et Roberto le disparu. Leurs âmes flottaient.

Edoardo représentait une Italie que les Sestan n’avaient jamais connue. Joyeuse, exubérante et sans aucun complexe. Les Triestins de la bonne société traînaient et traîneraient encore longtemps leurs manières guindées, héritage de l’empire à deux têtes.

Cinq cents ans ne s’envolent pas si vite.

 

On allait bientôt quitter l’hiver et les cafetiers sortiraient à nouveau tables et chaises  sur leurs terrasses. Dans l’arrière pays les paysans slovènes se feraient - encore une fois - une raison et reprendraient leur commerce avec ces gens de la Ville. 

Les citadins comprendraient vite que les temps glorieux de leur port franc avaient disparu. Certes, chaque jour ou presque un navire de la marine militaire débarquait des équipements et de la marchandise. Mais plus aucun paquebot de la Lloyd n’embarquait le moindre passager à destination de Bombay, d’Alexandrie ou plus loin vers l’Orient.

 

La fièvre du 3 novembre était tombée. Les assurances reprenaient de frigides activités. A Fiume les troupes italiennes et françaises relayaient les Britanniques.

Falco acceptait, en improvisant, son rôle de chef de famille. A l’heure de minuit, le repas de la veillée achevé, les deux médecins s’installèrent au salon, ils fumèrent un cigare en dégustant une grappa. 

-          Penses-tu qu’on me laisserait ouvrir une consultation privée ?

-          La psychanalyse ? Tu en as déjà assez de mon asile de fous ?

-          Tu le sais mieux que moi, nous devons rendre nos malades à la société.

-          Crois-tu qu’elle est prête à les accueillir ? Tu as raison, après ces années de boucherie, tu serais plus utile en travaillant dans ton propre cabinet.

-          Et le Conseil des Médecins, notre spécialité n’existe pas encore en Italie ?

-          Ils te laisseront faire en ricanant, du moment que tu ne marches pas sur leurs plates-bandes. Mais reste encore un peu avec moi. Tu  pratiquerais à mi-temps. L’administration militaire ne te reprocherait rien. N’es-tu pas encore soldat ? Et puis à l’annexe tu pourras récupérer une clientèle plus fortunée. Les familles de la bourgeoisie hésitent à faire interner un des leurs.

Edoardo tira sur son cigare. Il repartit dans ses fumeuses théories, le dirigeant et le dirigé, celui qui a le pouvoir et celui qui le subit. Et pire : le maître et l’élève, ce partage qui n’est jamais naturel, la honte et l’humiliation du malade qui franchit malgré lui cette ligne artificielle qu’on baptise « normalité ».

-          Tu as connu ces situations, je ne parle pas de déficience mentale, simplement d’un patient qui subit une opération. Il tombe dans les mains d’un chirurgien qui a  pleins pouvoirs, qui juge ce qui est bien pour sa victime. Mieux, le médecin attend que le malheureux lui baise les mains. Grazie dottore ! Grazie mille, mille volte ! Combien as-tu coupé de jambes ?

-          J’ai compté, j’ai gardé à jour un carnet avec les dates, le membre amputé, parfois le nom du soldat, son « pays ». Mille quatre cent douze ! La nuit, ces jambes trottent dans la tête et ces bras me tordent le cou.

-          Toujours pas de nouvelles de ton frère ?

-          Rien, à Vienne un de nos confrères continue les recherches. Des dizaines de prisonniers rentrent chez eux, à pied, il en arrive chaque jour, des fantômes échappés de nulle part, du bout de la nuit.

-          Peut-être n’ose-t-il pas revenir ?

-          Non, il aime trop sa città, le port, la mer et le carso, s’il est vivant il reviendra. C’est ce que je répète à ma mère et à ma soeur.

 

Linuccia vint annoncer qu’elle avait préparé la chambre de Roberto, que le docteur Basaglia « devait » dormir ici à la maison dans des draps propres et parfumés à la violette, qu’il était trop tard et trop dangereux de rentrer à la clinique en pleine nuit, que Beppa avait cuit sa gubana avec les ingrédients trouvés au marché San Lazzaro et qu’il y aurait de l’excellent café pour le petit déjeuner.

-          Linuccia ?

 

Le Conseil des Médecins trouva ridicule l’idée d’ouvrir une consultation privée dans une spécialité considérée encore en son état embryonnaire et qui n’appartenait ni à la neurologie ni à la psychiatrie. Mais, ainsi que l’avait prévu Basaglia, aucun membre de cette vénérable société, fraîchement italianisée, ne s’y opposa.  

La hiérarchie militaire ne savait pas que faire de ce chirurgien d’expérience sans formation académique. Le laisser opérer présentait un risque certain. Les interventions urgentes devenaient moins fréquentes, les amputations de membres ne concernaient qu’un nombre limité de soldats au membre dévoré par une gangrène ou foudroyé par une intraitable septicémie.     

Le lieutenant Sestan resta donc attaché ou détaché à la clinique psychiatrique que dirigeait le Dr Basaglia. Le matin il se rendait via del Fernato où il secondait son ami du mieux qu’il pouvait. Les internés souffraient de psychoses aggravées. Ces malheureux avaient traversé quatre années de guerre dans l’indifférence d’une communauté angoissée par d’impérieuses priorités. Sans la compassion des religieuses ces exclus seraient tombés à l’état bestial avant de mourir de faim ou de s’entretuer.

Pourtant chacun avait une famille connue. Et c’est sur la conscience réveillée de ces familles que Basaglia bâtissait son ambitieux projet de psichiatria democratica. Que son assistant ouvre un cabinet privé lui donna l’idée d’y envoyer de proches parents ne s’opposant pas à une réintégration de leur fils, père, mari ou fille. L’entreprise nécessitait des précautions et une minutieuse préparation. Un premier échec hypothéquerait la suite de leur plan d’action.

Sestan analyserait d’abord la solidité du noyau familial et peut-être débrouillerait-il ou identifierait-il avec sa patience les causes de l’aliénation du patient.

 

Sa mère et Beppa aménagèrent l’appartement de la rue San Michele. L’endroit offrait assez d’espace pour que le Dr Sestani puisse recevoir sa clientèle sans perturber la vie familiale. Et inversement. Le chat Zufolo fut le seul à refuser cette compartimentation, compartimentation pourtant si chère au médecin. Falco se souvint des chow-chows de Freud et permit au félin d’assister à ses séances de travail. Ce German Rex au pelage gris brun chiffonné avait vieilli bien que personne ne se souvienne de son âge. Beppa avait trouvé la bête famélique errant aux alentours de la maison d’Opicina, ou était-ce près de la Gare Centrale ?

Linuccia était alors malade et prisonnière de son lit. Cette compagnie animale troubla heureusement son ennui. L’ingrate affirmait aujourd’hui que Zufolo était sourd. Beppa réfutait ce diagnostic jurant que ce chat n’entendait qu’à sa convenance. La large dimension de la pièce compensait la nuisance causée, d’abord par la fumée du cigare et ensuite par les ronflements du supposé maître des lieux. Si l’animal n’avait jamais manifesté de tendresse envers le vieux Sestan, la disparition du chef de famille l’avait privé de ses dimanches après-midi au salon. Madame Sestan paraissait avoir compris le désarroi du félin et il lui arrivait de s’installer une heure ou deux dans le fauteuil de son défunt mari, le temps d’un panatella qu’elle fumait en secret et dont elle mâchait ensuite le mégot refroidi en souvenir de son mari qui lui manquait corps et âme.    

 

Le bouleversement causé par l‘établissement du cabinet de son fils permit à la veuve d’achever son deuil. Certes elle priait toujours pour le retour de Roberto, son fils aîné disparu sur le front de l’est, et continuait à porter le noir. Au deuxième étage du 51 via San Michele, la vie reprenait. Les Sestan avaient un régent. Une routine et un bonheur ordinaire s’établissaient à nouveau. Cette effervescence contrastait avec l’engourdissement de la ville et de son économie. Le monde ouvrier, les dockers perdaient leurs nerfs, des agitateurs pleins de talent les poussaient à la révolte. Et puis la lenteur des négociations sur le destin de Fiume et de l’Istrie exacerbait un sentiment général de frustration. 

Sur les hauts, la campagne retrouvait le bon temps d’avant. Gorizia pansait ses plaies sans attendre le secours des Romains. Les villageois, souvent des Slovènes, voulaient oublier les années de souffrances et de privations. 

 

Linuccia fit entrer la patiente dans la salle à manger qui faisait désormais office de salle d’attente. Beppa servit le thé.

Cette femme avait bien franchi la cinquantaine. Son allure confirmait son appartenance à une famille bourgeoise, peut-être même à l’une des cinq cents qui géraient la cité depuis cinq siècles. Reconnaissants, l’Impératrice Marie-Thérèse et, plus tard, François Ier en anoblirent quelques unes.

Ces gens avaient traversé la guerre ne manquant de rien. La paralysie des affaires ne semblait pas les avoir contraints à la moindre privation. Avaient-ils tant d’argent en réserve. Et quel argent, des florins et des couronnes austro-hongroises ou des lires italiennes ?

Madame de Lugnano cachait mal sa nervosité. Elle avait accepté cette « rencontre » à la demande du Dr Basaglia. Un an auparavant on avait enfermé son mari devenu brutal et incapable de communiquer avec les siens. Une dramatique confluence : son fils aîné, mobilisé de force par l’empire austro-hongrois, était rentré sans ses jambes, le cadet avait rejoint l’armée italienne et, lors d’un encerclement ennemi, ce dernier s’était tiré une balle plutôt que de se rendre. Ces chagrins quasiment simultanés avaient plongé ce mandarin des affaires dans une insondable détresse. Depuis cinq semaines le psychiatre tentait pas à pas de s’enfoncer dans cet abîme de douleur, persuadé qu’il pourrait ramener l’aliéné à la lumière du jour.                 

Il ne pourrait sortir le névrosé de son enfer qu’avec l’aide de son épouse. En praticien soucieux d’éthique et d’objectivité il confia donc madame de Lugnano aux soins de son assistant.

Il fallait une amorce, permettre à cette digne femme d’expurger conventions et morale pour enfin donner à sa peine les mots de tous les jours.

Zufolo avait compris et il choisit de s’installer sur les genoux de la visiteuse.

-          Zufolo ?

-          Non, laissez docteur, j’aime les chats,… 

Elle parla d’un chat de son enfance qui perdait ses poils partout, ensuite de sa mère qui, agacée, se débarrassa du malpropre allergène sans écouter les supplications de sa fille.

-          Chère madame, l’essentiel de nos vies est fait d’une accumulation de chagrins, souvent si dérisoires qu’on imagine les avoir oubliés, effacés de notre mémoire. Et puis une soudaine et brutale détresse fait exploser notre encéphale, cette boite à vieilleries. Le Professeur essaie de remonter la pente avec votre mari. Votre mari n’est pas fou, il a mal. Vous et moi, si nous le pouvons, nous allons raviver vos moments de bonheur ou ceux de sérénité que vous avez longtemps partagés avec lui. En termes simples, sans oublier la réalité, un fils mort et l’autre handicapé, il nous faut réveiller des souvenirs de joie, de plaisir, de volupté et de bien-être. J’ai été chirurgien malgré moi durant la guerre, j’ai amputé de nombreux soldats, mon frère n’est toujours pas rentré du front de l’est. Je partage votre souffrance.

Zufolo se léchait une patte.

Elle parla de sa jeunesse, de leur rencontre, des premiers rendez-vous secrets, d’abord avec pudeur et réserve, enfin elle s’abandonna.

Le félin se lécha l’autre patte. 

 

Depuis une semaine, le patron du Flora avait ressorti tables et chaises malgré de méchants tours d’une bora d’avril qui sans prévenir glaçait les rues en fin de journée.

A peine était-il entré dans le café qu’un vieux, bedonnant mais bien mis, l’interpella.

- Picolo Sestan, vieni al nostro tavolo.

C’est ce qu’il espérait. Le souvenir de son père ne le troublait pas, peut-être faisait-il l’inventaire d’un temps disparu. Le Flora accueillait en début de soirée une clientèle cosmopolite, d’aisance discrète, de banquiers et d’agents d’assurances. Que ces anciens l’aient reconnu le flattait. Il voulait aussi se rapprocher de ces assidui qu’avait fréquentés monsieur de Lugnano.

-          Il figlio di Umberto l’Armeno, chi è ritornato sull’Audace come un tempo Jason sull’Argo !

Ressemblait-il plus à son père que son frère Roberto ? Les quatre buveurs se présentèrent en plaisantant. Ils évoquèrent Umberto, celui qui manquait à leur table. Ces respectables piliers de la bourgeoisie tergestine connaissaient tout de son géniteur. Ils se montrèrent curieux de savoir en quoi consistait l’activité de son glorieux fils. 

Falco leur fit une rassurante présentation de sa profession en insistant sur le fait que les déséquilibres de l’esprit et du comportement avaient souvent une banale origine et qu’ils pouvaient être causés par l’accumulation d’émotions.

-          Un curé en civil ?

-          Je défais les nœuds du chapelet mais sans donner de pénitence.

-          Et tu ne prescris pas de médicaments, tu ne fais pas de piqûres ?

-          Très peu.

-          Écoute, j’ai un fils, il est rentré il y a juste une quinzaine. Il ne dort pas, il passe des heures près de la fenêtre en se grattant le sexe. Je lui ai suggéré d’aller aux putes…

Un autre raconta que sa femme achetait des fleurs chaque vendredi pour les déposer sur des tombes inconnues au cimetière orthodoxe.

-          Bon sang, on est de bons catholiques ?

-          Elle connaît une famille qui y aurait enterré un proche ?

-          Non, elle n’y avait jamais mis les pieds avant.

-          Avant ?

 

Pour le moment son activité privée rapportait peu d’argent. Et la modeste solde que lui versait enfin l’armée ne suffisait pas à couvrir les dépenses de la famille. Habile et prévoyant, son père avait acquis en son temps des terrains sur les hauts de la ville et d’autres, agricoles, du côté de Gorizia. Les habitués du Flora lui donnèrent de judicieux conseils. L’incertitude sur le sort de l’Istrie, de Fiume et de la côte dalmate poussait vers « l’Italie » de nombreuses familles qui redoutaient les ambitions du Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes. 

Ces gens venaient s’installer en Vénétie julienne, pas trop loin de ce qui avait été leur chez eux. Leur massive arrivée fit éclater l’obsolète Tergeste de l’Empire austro-hongrois. Chacun espérait que cette ville cosmopolite lui offrirait une chance. Puisqu’elle ne pouvait plus miser sur son port et son arrière-pays, la cité se convertissait. 

 

C’est encore au printemps 1920 que le Dr Basaglia offrit à son confrère de partager la direction de l’asile psychiatrique de Gorizia. L’établissement avait souffert des bombardements mais une centaine de malades survécut et après une éternelle période d’indifférence, « Rome » venait de décider sa rénovation, pour de probables raisons politiques. Plus tard on y enverrait, promit-on, des médecins et des infirmières qualifiées.

Sestan accepta, il avait du temps libre et ne pouvait négliger cet apport financier, aussi maigre fût-il. Un véhicule de l’armée ferait le convoyage trois fois par semaine. 

-          Deux médecins à temps partiel valent mieux qu’un. Et puis s’y enfermer en solitaire ! Non, toi et moi, nous sommes complémentaires. Nous faisons du bon travail. Tiens, regarde les Lugnano. J’ai reçu tes notes. Tu as raison, l’expérience mérite d’être tentée mais il faut la préparer avec soin et envisager les conséquences d’un possible échec. J’ai là encore le dossier d’un autre patient qui s’est crevé les yeux pour chanter comme un pinson... ou pour ne plus voir le monde, un licencié en droit, fondé de pouvoir depuis vingt ans à la Lloyd….

 

Madame de Lugnano venait une fois par semaine en consultation. Zufolo l’avait adoptée. Parfois le chat l’observait prêt à lui demander quelque chose et puis il changeait d’idée et continuait à se lécher la patte, la droite. Sestan n’avait plus besoin d’interroger sa patiente. Il suffisait qu’il sorte son cahier et amorce à mi-voix :

-          Nous en étions au moment où vous avez annoncé votre deuxième grossesse à votre mari, et à cet accouchement difficile qui suivit…

Leur première rencontre, les rendez-vous secrets, la présentation aux familles, les fiançailles, le mariage, leur installation au centre ville, la naissance du premier bébé, la routine qui gagne les mois, les ans, l’ambition professionnelle de son époux et pour elle : l’apprentissage d’une certaine solitude.  

-          Mon mari avait un fils, je crois qu’il espérait une fille. Depuis la naissance de Guido il s’est enfermé. Ou alors m’a-t-il enfermé, je ne sais plus.

Le médecin ne l’avait pas laissé continuer dans cette voie. 

-          Que voulez-vous dire par « enfermer » ?

 

Alors elle s’était mise à pleurer et ils avaient franchi ensemble une étape pénible, celle où cette honnête compagne, qui avait été une jeune femme espiègle et joyeuse, dut avouer son incapacité à comprendre et satisfaire son besoin de fantaisie.

-          Ce n’est pas grave, madame de Lugnano, vous étiez devenue une bonne maman qui soignait ses petits, vous avez pris une poignée de kilos et personne ne vous a jamais conseillé de laisser la lumière à l’heure de vous coucher et de ne plus porter ces chemises de nuit qui couvrent vos chevilles. Mon père a fait pareil, qui sait s’ils n’allaient pas ensemble au bordel de la Peschieria après avoir bu l’apéro au Flora ?

-          Et puis ma matrice a commencé à chuter.

Le praticien lui expliqua qu’aujourd’hui la chirurgie permettait de traiter cette faiblesse musculaire de l’appareil génital. Il n’espérait pas la convaincre de se faire poser un anneau de soutien mais simplement de banaliser cette affection.

-          Madame de Lugnano, ce que je vais vous confier maintenant va vous surprendre et vous choquer.

 

La compagnie italienne des téléphones avait reçu la mission prioritaire de raccorder les territoires récemment annexés, à l’exclusion de Fiume et de Zara dont le sort dépendait encore des négociateurs, Italiens, Croates et Hongrois, chacun réclamant ce qu’il estimait son dû.

Basaglia et Sestan pouvaient échanger leurs informations chaque matin sans avoir à se déplacer.

Madame Sestan insista pour que l’appareil soit installé près de l’entrée de manière à ce que son fils ne soit pas dérangé durant ses consultations. Linuccia officiait en qualité de secrétaire et assistante de son frère. L’après-midi elle mettait au propre les notes du médecin. Elle suivait l’évolution psychologique et l’histoire de la vingtaine de patients qui constituait la présente clientèle de son aîné. 

Falco lui faisait confiance et aimait écouter ses pertinents commentaires à l’heure du café matinal. Le psychanalyste prend un risque car il travaille souvent seul. S’il a appris, tel un policier, à ne pas se laisser aveugler par d’apparents indices, il peut négliger certaines pistes. Et l’avis d’une personne de sexe féminin lui paraissait essentiel.

Linuccia était sans doute encore vierge mais elle avait beaucoup lu et s’était fait une idée de l’élémentaire turpitude masculine, ou pour le moins de ce goût de l’interdit qui contaminait leur « âme » d’époux.

C’est elle qui avait suggéré la piste de la Peschiera.

-          Sur les dix maisons connues de la Città vecchia, il n’y en a que trois fréquentées par des notables capables de liquider 50 lires à chaque visite.

L’indice paraissait suffisant. Les familiers du Flora firent le dernier tri. La question ne les surprit pas, au contraire, ils l’attendaient de la part de ce célibataire, digne fils d’Umberto et glorieux successeur des Argonautes.

-          Tu t’adresses de notre part à Dame Rachel, la femme est ronde, bien mise. Chez elle le tarif est supérieur mais la tenutaria te garantit de la chair fraîche de qualité, propreté incluse. Personne ne te demandera chez toi si tu viens de bouffer des crevettes.

 

La maquerelle l’accueillit avec courtoisie et accepta de l’écouter. La requête lui parut insolite et presque indécente.

-          Mes filles pratiquent peu à domicile ou alors chez des veufs grabataires !

Sestan précisa son projet, enfin celui que Basaglia et lui-même avaient conçu.

-          Dans ce cas, je tiens à vous accompagner.

 

Il Lavoratore consacrait chaque semaine une double page à la vie culturelle de la cité. On y annonçait les concerts et les conférences littéraires, parfois une exposition. Et l’éditeur invitait un écrivain ou un poète à publier un texte, des poèmes.

Beppa sauvait ce journal pour que son Falcolinetto puisse le lire, le dimanche après la messe et le repas de midi, en fumant son cigare.

-          Beppa, Beppa !

Trois femmes répondirent précipitamment à son appel. Jamais leur chef de famille n’avait élevé la voix jusqu’ici.

-          Beppa, tu te souviens de ce Slovène que nous avions raccompagné à Gorizia ?

-          Jovan ?

-          Oui, Cankar, le soldat qui a perdu un poumon.

Elles s’assirent et il lut le poème. Ainsi qu’il l’avait dit autrefois, Cankar écrivait en italien. Le revenant avait préféré demeurer chez lui à Gorizia plutôt que de passer de l’autre côté d’une frontière maladroite et redessinée par des négociateurs de salon. Et là-haut qui se serait intéressé à ses écrits, il ne connaissait personne à Lubiana.

-          La semaine prochaine je commence mon travail à l’asile de Gorizia, je retrouverai la maison des Cankar. Beppa, tu m’accompagneras.

Linuccia et sa mère protestèrent. Non pour contester le congé de leur fidèle servante mais elles auraient aimé faire partie de l’expédition.

-          Voilà plus de cinq ans que nous n’avons pas voyagé !

-          Nous passerons quinze jours, cet été, à Opicina. Mais là, qu’allons-nous trouver à Gorizia, la dernière fois la ville avait souffert des bombardements. Beppa et moi vous servirons d’éclaireurs. Promis vous viendrez à mon prochain voyage.

Elles se firent une raison, confiantes en l’engagement de Falco. Cet homme-là n’avait ni l’humour épicurien du père Sestan ni l’énergie débordante de Roberto, elles le savaient calme et surtout fidèle à sa parole. Falco disait ce qu’il pensait et faisait ce qu’il annonçait. Depuis son retour un certain ordre s’était établi dans la maisonnée, une gentille discipline y régnait, un mélange de ce qu’avait été la subordination à l’empire des Habsbourg et d’attention extrême envers l’autre, insigne mélange de l’École psychanalytique viennoise. Parfois sa mère se demandait ce qu’il y avait d’italien en lui.

-          Qu’a-t-il hérité de moi ?

 Linuccia la ramena sur terre.

-          Falcolinetto, relis-nous encore ce poème !

Cankar parlait de sa ville dévastée, des souvenirs de son étouffement mais aussi de la bora et du carso, des violettes et des chênes retrouvés.

-          Les gens de Gorizia ne parlent pas souvent de la mer, précisa Beppa qui croyait devoir justifier cet étrange et inconcevable omission.

 

La mer ? Sestan se souvenait de ces grands navires de la Lloyd cornant leur imminent  départ ou un prudent mouillage. Gamins, son frère et lui couraient jusqu’au quai Teresa pour observer ces insolites passagers. Les uns portaient un turban en guise de chapeau, d’autres exotiques tenaient en laisse un chien tout maigre ou haut sur pattes en  surveillant le chargement de leurs importantes malles.

Et plusieurs fois l’an, qui aurait manqué les grandioses parades de la marine impériale. Il y avait songé un an et demi auparavant à l’accostage de l’Audace tandis que des lamaneurs attachaient les aussières sur les bollards du Molo San Carlo. L’Audace aurait paru ridicule au côté du Viribus Unitis. Pourtant cet orgueilleux navire n’avait-il pas sombré honteusement dans le port de Pula, à peine remis aux autorités navales serbes. La revanche du petit, songea le médecin.  

 

La mise en scène avait été répétée plus d’une fois. Le Dr Sestan craignait qu’un accident mineur fasse sombrer leur plan. Il avait fait la leçon à sa mère, à sa sœur, à Beppa et même au chat Zufolo. Une fois les salutations faites, les dames de la famille se retireraient. On servirait le thé et les gâteaux à son unique commandement.

-          Mais tu laisseras la porte entrouverte !   

Linuccia s’était trop investie dans la réalisation de cet audacieux projet, elle estimait avoir le droit d’entendre si ce n’est celui de participer.

Basaglia avait préféré que la rencontre ait lieu un dimanche après-midi.

Vers les trois heures la sonnette fit sursauter madame Sestan bien qu’elle l’attendît. Beppa ouvrit et fit entrer une élégante fanée suivie d’une rousse dans sa trentaine.  Linuccia les introduisit au salon.

Cinq minutes plus tard ce fut le tour de madame de Lugnano. Là c’est la mère de Falco qui se chargea de l’habituée. Elles avaient le même âge, leurs hommes avaient souvent partagé l’apéritif au Flora… et fréquenté ensemble la maison de la Peschiera, semblait-t-il.

Dame Rachel, sa « fille » et madame de Lugnano prirent place chacune dans un fauteuil. Le Dr Sestan fit les présentations.

Lorsque la sonnette retentit pour la troisième fois ce fut Beppa qui ouvrit. Elle conduisit les visiteurs au salon qu’on avait réaménagé pour l’occasion en prévoyant des no man’s lands entre les sièges.

Le Dr Basaglia souriait mais il tenait encore son patient par le bras, simple précaution. 

M.de Lugnano eut un lent regard panoramique. Sestan s’exprima :

- Je vais vous lire un poème qu’Il Lavoratore a publié dans son édition de jeudi… L’auteur est un slovène de Gorizia qui a combattu pour l’empereur sur le front de l’est. Ses poumons sont en mauvais état mais il a survécu.

Il remercia ensuite Dame Rachel avant de se tourner vers « sa fille ».

-          Mademoiselle, connaissez-vous le Carso ?

La question parut incongrue à cette prostituée qui passait ses journées à dormir et ses soirées à satisfaire des cochons de bourgeois. Elle répondit avec politesse qu’elle y était allée une fois, trois ans auparavant, le vent soufflait si fort qu’elle avait pris un vilain froid.

-          La Bora peut être méchante.

Basaglia souriait, Guido de Lugnano était intervenu d’une manière bien naturelle. Le médecin lui lâcha le bras et le vieux détraqué prit ses aises dans ce fauteuil dont le confort lui parut familier.

-          Si Madame Rachel y consentait mon mari et moi, nous serions heureux d’inviter mademoiselle…, un jour sans Bora !

-          Mademoiselle Elsa ?

-          Mademoiselle Elsa pourrait passer une journée à San Dorligo della Valle, nous y possédons une maisonnette de vacances. Nous n’y sommes plus retournés depuis très longtemps.

La conversation se poursuivit sur un ton courtois. Prudente, Dame Rachel ne souhaitait pas que ses pensionnaires travaillent au domicile de sa clientèle mais elle comprenait la situation. Ce fidèle visiteur d’autrefois lui parut désarmé et Elsa saurait s’en défendre. De plus, ces deux médecins semblaient confiants en leur « traitement ». Alors, si on la payait ! Un autre aspect pouvait être appréciable. Sous le règne autrichien, l’Église n’avait jamais mis en cause ses activités. Elle craignait que l’arrivante administration romaine n’entraîne dans son cortège des agités du goupillon. Rendre service à l’une ou l’autre des cinq cents puissantes familles du lieu serait utile, un jour ou l’autre. 

Cette habile maquerelle, juive de Thessalonique, avait traduit l’essentiel de son argumentaire dans un délicieux langage teinté du savoureux accent de son coin de pays.

Guido de Lugnano rayonnait. Il se montra attentionné envers son épouse, lui prit la main et la baisa, une fois l’invitation lancée, elle avait pu respirer librement. Le Dr Sestan l’avait prévenue du danger de trop de fierté.

Au moment des au revoir elle ne put s’empêcher d’embrasser Elsa la Rousse et serra très fort la main de Dame Rachel en répétant « grazzie mille, grazzie mille ».

Les Lugnano rentrèrent ensemble chez eux.

Linuccia fut la première à féliciter les deux médecins. Je n’ai plus de raison de l’interner, conclut Basaglia.

-          Edoardo, mes femmes ne vont pas te laisser rentrer dans ta clinique le ventre vide « et moi, dirait mon père, j’ai là un Terra del Carso… »

 

Depuis trois mois les cafés changeaient leur enseigne, on en trouvait maintenant qui portaient les noms «Garibaldi», l’ «Unità», l’«Italia», le « Tergeste », degli « Litterari » ou le « Bar Nazionale », le « Caffè della Stazione », cependant personne n’oubliait les anciens, le « Stella Polare », le « Tommaseo », le « San Marco » et les « Specchi »… à la fois microcosmi e luoghi di disincanto, reflets fidèles d’une société longtemps repliée sur elle-même et... brusquement désenchantée. 

Fidèle au Flora, Sestan y retrouvait chaque soir les amis de son père. Le médecin les écoutait parler d’avant. Il se força cependant à prendre la température d’autres établissements. La ville lui restait une étrangère. A quinze ans son père l’avait inscrit au lycée allemand, puis le bachelier était parti à Vienne. La guerre avait ensuite décidé de son itinéraire, à sa place.

C’est au café Garibaldi qu’il découvrit un pan de la culture triestine, celle des intellettuali, prétendus héritiers du spirito europeo dont eux seuls pensaient connaître les secrets ingrédients. Il apprit plus tard, lorsqu’on lui fit confiance, que quelques uns de ces intellectuels avaient fait sécession et « distillaient » maintenant au « Nazionale ». Falco ne cherchait pas à se joindre à l’une ou l’autre de leurs bouillantes conversations. Il observait et il écoutait parce que c’était son métier et qu’il était assis à une table voisine. Un jour de cet été 1920 il fut surpris d’entendre l’un d’eux parler de Vienne et de la psychanalyse. L’homme s’exprimait sans emphase, en somme il expliquait à son attentif auditoire les misteri freudiani, ce qu’était cette branche quasi inconnue de la médecine moderne. Ses amis lui posaient parfois une question. L’un d'eux ressemblait à son père avec sa fière moustache en guidon, héritage germanique qu’étrangement nul ne reniait. Travaillait-il encore dans une des inébranlables compagnies d’assurance triestines ? Son voisin se tenait tout raide, allongé sur sa chaise comme si les os de sa colonne vertébrale ne s’articulaient plus. Lui sculptait et lorsqu’il intervenait dans la conversation ses mains décharnées modelaient les mots qu’il choisissait dans le patois local mais avec une prononciation teintée d’un lointain accent slave. Un Pragois ?

Le troisième tirait sur sa pipe et se grattait souvent la tête.

-          Jeune homme, si tu as un mot à dire, ne te gêne pas !

Falco réalisa soudain combien son attention paraissait manifeste. Il sourit en s’excusant.

-          Non, non, rien n’est plus stérile qu’une dissertation en vase clos. Dis ton mot.

-          Falco Sestan ! Heureux de vous rencontrer messieurs.

-          Sestan ? Tu es parent avec le Sestan de la Generali ?

-          C’était mon père.

Ils lui demandèrent quel était son métier. Il répondit ...« médecin ».

-          Médecin, avec cet uniforme d’officier ?

-          Oui, je suis encore mobilisé mais je consulte aux Reuniti. En neurologie.

-          Neurologie, je ne t’ai jamais croisé dans le service ?

-          Non, je travaille avec le Dr Basaglia.

-          Basaglia ! Tonnerre que le monde est petit. Et où as-tu suivi ta formation ? Padoue, Rome ?

-          Vienne, chez le professeur Kratochwill, résuma-t-il pour n’inquiéter personne.

L’interrogatoire avait été mené par cet éclaireur des mystères freudiens qui venait  d’exposer à ses amis ce que serait bientôt la psychanalyse. Il se leva et serra chaleureusement la main de son « jeune » confrère.

-          Emilio Servado, se présenta-t-il avant de se rasseoir. Lui, le raide, c’est Cusin, sculpteur enfin il fait surtout des commandes pour les cimetières, le moustachu c’est Dolfi qui passe ses journées à pondre des poèmes au lieu de vendre de l’assurance, là, Giorgio Fani, lo scrittore che non scrive et l’autre qui suce sa pipe c’est Julius Kugy, le patron du Piccolo.

-          J’ai lu il y a peu un poème dans le Lavoratore

-          Cankar ? S’il continue sur sa lancée celui-là ! Silone a du flair !

 

...............................

 

Emilio, le chauffeur de l’Hispano, avait pris sa retraite, on l’y avait poussé, les compagnies réduisaient leur frais généraux en cette période de crise. Ce fidèle des Sestani avait presque forcé la porte de la consultation de Falco tant il était excité.

-          Ils vont la liquider ! Ils vont la liquider !

Emilio expliqua son désespoir. Beppa lui offrit un verre de vin bien qu’il fût encore tôt pour  l’apéritif. Le visiteur essoufflé raconta ce qu’il savait, la direction de la Generali « liquidait » la voiture.

-          Et combien en veulent-ils ?

C’était absurde et au-dessus de leurs moyens mais Sestan considérait que d’une certaine manière ce véhicule appartenait moralement à son défunt père.

-          Tu pourrais vendre un terrain à Gorizia, suggéra sa mère.

-          J’ai un garage qui ne sert à rien en bas de chez moi, risqua l’ancien chauffeur, je m’en occuperai et je vous conduirai pour des prunes puisque me voilà retraité.

 

La Generali leur accorda la préférence. Un acheteur de Milan proposait une somme importante mais pour des raisons sentimentales la direction préférait que l’Hispano demeure triestine. Un arrangement prévoyait que la compagnie d’assurance pourrait l’utiliser lors d’événements importants et qu’au cas - à considérer d’un point de vue légal - où son propriétaire remboursait ses dettes, les Sestan accepteraient de la lui « rétrocéder » à un prix identique, plus quelques intérêts.     

C’est ainsi qu’un Emilio rajeuni reprit son service début septembre. Sestan et Beppa firent le voyage jusqu’à Gorizia. Lui devait y rester trois jours pour son travail à l’asile psychiatrique et concrétiser en même temps la vente du terrain sacrifié pour l’orgueilleuse Hispano.

Et elle pendant ce temps retrouverait le soldat Jovan Cankar.

 

L’aide de la servante fut précieuse, si l’arrière-pays devenait italien, la majorité de ses habitants parlait et surtout pensait slovène. Ces gens n’avaient que la paysannerie pour occupation et les métiers qui la voisinent. C’est cette terre qui nourrissait les villes côtières, tournées, elles, vers le commerce des assurances, la pêche, les voyages et l’industrie. Avec les années, certaines de ces familles, plus chanceuses ou plus travailleuses que d’autres, avaient accumulé de considérables fortunes et elles envoyaient leurs fils dans les prestigieuses universités de la cuvette danubienne. Depuis l’annexion du Küstenland habsbourgeois par l’Italie et l’éclatement de l’empire en 1918, elles n’avaient plus ce choix, leurs enfants étudiaient désormais à Bologne, à Milan, parfois à Florence. 

Les parents de Jovan Cankar s’étaient spécialisés dans le cochon. A l’instar de leurs cousins frioulans, les Goriziani maîtrisaient l’art de la fumaison qui n’était en somme qu’une manière ancestrale de protéger et garder le trop de viande qu’on produisait.

Beppa fut accueillie comme une parente au retour de la ville. Emilio eut droit à une cruche de vin.

Jovan accompagna Falco jusqu’à l’asile psychiatrique. Depuis que le Dr Basaglia avait repris en main cet établissement, les conditions des aliénés s’amélioraient. Mais l’endroit demeurait une sorte de prison. Les familles des malades refusaient de collaborer avec les soignantes.

 

Sestan portait toujours son uniforme d’officier. Il s’était accoutumé à cette veste un peu usée qui l’aidait à jouer des rôles hérités malgré lui, a dispetto di se stesso. Sous-directeur d’hôpitaux psychiatriques et chef de famille ad intérim. Lorsque son frère rentrerait, s’il rentrait un jour, il lui abandonnerait sans état d’âme les affaires de la famille.

Roberto lui reprocherait-il d’avoir vendu ces terres pour sauver l’Hispano ?

 

Chaque dimanche, Sestan emmenait sa mère et sa sœur à la cathédrale san Giusto. Emilio, casquette à la main, leur ouvrait la porte de l’impressionnant véhicule sous le regard incrédule des dignitaires déchus de la bourgeoisie triestine. Si Falco allait à la messe, c’était pour prier le retour de son frère et le repos douillet de son père. Autrefois, à Vienne, Kratochwill se moquait de lui et de sa foi chrétienne.  

-          Comment veux-tu, peux-tu prétendre à l’objectivité de tes analyses si tu crois en Dieu ?

-          Professeur ? Vous-même, n’êtes-vous pas juif ? 

-          Être juif n’est pas une religion c’est une grâce divine !

-          Ma Foi me permet d’espérer, de douter... ce qui est pareil.

 

Cankar parlait de son activité à Gorizia. En attendant mieux il s’occupait des comptes de la famille. Ce travail ne l’épuisait pas et il profitait souvent de la nuit et de ses insomnies pour mettre à jour le registre des dépenses et des recettes ou pour composer un poème.

-          Si nous étions restés autrichiens, crois-tu que j’aurais pu ouvrir un cabinet d’avocat ?

-          Franz-Joseph aimait maintenir l’équilibre entre nous tous, Hongrois, Italiens, Bavarois, Grecs, Juifs, Slovènes, Croates et Serbes, je pense que tu aurais eu ta chance comme moi fils d’Arménien. Tu écris toujours des poèmes à ce que je sais.

-          Je m’obstine mais ici la poésie n’intéresse personne.

-          Pas la moindre demoiselle, questionna le docteur en clignant de l’oeil ?

-          Je ne me marierai pas. Tu sais avec ce poumon en moins la fatigue me prend vite.

-          Rentre en ville avec moi, pour quelques jours, Beppa te cuira des plats de chez toi. Tu rencontreras une bande de mes amis qui ont aimé ce que tu as publié dans le Lavoratore. Ces gaillards sont des artistes qui apprécieront tes écrits, tu dois montrer ton travail et bizarrement ces vieux ne sont pas jaloux mais complices du talent des autres. Ils ne se disputent que sur des sujets métaphysiques. Tes parents se passeront de toi, je peux prétexter une visite médicale, je leur expliquerai.

-          Sommes-nous amis Falco ? As-tu revu cette gentille infirmière ?

Sestan avait-il des amis ? Il se souvenait d’excellents camarades de collège, Pietro qui s’était engagé dans la marine pour découvrir le monde, Claudio l’avocat, le seul qu’il croisait de temps à autre dans un café, Alessandro avait disparu du côté de Milan où il travaillait dans une usine de médicaments nouvellement établie, Sergio lui trafiquait Dieu sait quoi mais il avait choisi de se retirer avec ses chiens, qu’il aimait plus que ses femmes, sur les terres étrangères de ces grands-parents du côté de Bassano, au nord de la Vénétie.

Depuis son départ pour Vienne il les avait perdus de vue. Mais ils restaient ses amis. A Vienne l’étudiant avait eu de bons compagnons et des aventures sentimentales.

Sur le front de l’est ? 

Schenkel, Emilie ?

À Rome. Non à Rome il s’était tenu à l’écart de toute relation amicale et n’avait côtoyé que des prostituées.

Le Dr Sestan aimait le contact physique. Il touchait ses patients, les prenait par l’épaule ou le bras. En psychiatrie il lui arrivait de coiffer une malade ou de raser un patient.

-          Jovan. Tu devrais nous aider. Ces fous ne sont pas plus fous que toi et moi, personne n’en veut, ils font peur aux enfants. Tu devrais faire du théâtre avec eux.

-          Du théâtre ?

 

Les parents de Jovan approuvèrent avec joie quand leur fils annonça qu’il passerait une semaine en bord de mer au sein de la famille Sestan. Le phtisique restait un solitaire et refusait de fréquenter une seule des demoiselles que ses sœurs lui présentaient avec  obstination. Les Cankar menaient leurs affaires sans tendresse, sans relâche, mais ils s’inquiétaient pour leur garçon.

 

En rentrant, à hauteur de Sistiana, à vingt kilomètres de leur destination, ils furent ralentis par une cohorte de soldats en marche. Ces hommes tenaient leur moschetto en bandoulière, canon vers le bas. L’atmosphère paraissait folle, presque euphorique. Certains appartenaient au corps des Arditi, d’autres aux Chasseurs alpins. Un groupe se déplaçait à bicyclette ce qui avait un air comique. 

-          Cosa succede ?

-          L’Archange Gabriel va libérer Fiume et renvoyer chez eux Américains, Anglais et Français.

Un officier s’approcha du véhicule. Ce vétéran portait une culotte d’équitation aux cuisses bouffantes et des éperons à ses bottes.

-          Cette voiture est réquisitionnée !

 

Gabriele d’Annunzio, né Repagnetta, caressait ses moustaches en croc, satisfait qu’on lui ait enfin trouvé une véhicule de transport digne de son audacieux projet, sa « marche » sur Fiume. Les passagers lui abandonnèrent la banquette arrière, Beppa et Cankar s’installant devant au côté d’Emilio et Sestan, coinçant son cul sur le strapontin, leur tournait le dos et faisait ainsi face au légendaire poète.    

Les « irredenti » firent une halte à Duino. Là une femme de fière prestance vint rejoindre le glorieux commandant d’escadrille. Ida Rubinstein paraissait encore plus excitée que d’Annunzio.

 

La remontée du Corso fut triomphale. Les Triestins applaudissaient avec chaleur le magicien, le poète, le soldat qui allait rendre leur « soeurette » Fiume à l’Italie. L’Italie ?

Emilio craignait que par accident des manifestants trop enthousiastes maltraitent « sa » voiture. Il profita de la réception offerte par la municipalité au vigoureux soldat pour disparaître avec ses compagnons de route.

Le chauffeur prit soin de cacher l’Hispano chez un beau-frère poissonnier qui possédait un hangar près du nouveau port de Muggia.

 

Au deuxième du 51 de la rue San Michele chacun et chacune s’embrassèrent, les uns soulagés de s’être si bien sortis de cette inconcevable aventure, les autres heureuses de retrouver leurs proches. Beppa n’en pouvait plus de raconter leur épopée.

- Et pourtant Fiume n’a jamais été italienne !

 

Le lendemain Gabriele d’Annunzio entrait à Fiume sous les acclamations des habitants. Les jours suivants, vétérans et Arditi chassèrent avec courtoisie les forces alliées qui n’opposèrent aucune résistance.      

 

Pour Falco la prise fulgurante de Fiume ne signifiait rien. Et après ? Zara, Lubiana ? Qu’est-ce qui est italien, croate ou slovène. Où s’arrêterait-on ? La nouvelle du retrait pacifique des troupes étrangères le rassura. Personne ne voulait d’une guerre. Une fois les aspects comiques dissipés, Cankar exprima sa pensée, sans retenue. Madame Sestan, pourtant la plus italienne de la tablée, partageait son inquiétude. Elle craignait que trop de prétentions italiennes ne ralentisse le retour encore espéré des derniers prisonniers du front de l’est. Les Serbes mettaient en garde l’Italie contre une tentative d’expansion sur la côte dalmate et les Soviets leur promettaient un ferme et fraternel soutien.         

Plutôt que de se perdre dans une discussion politique Falco invita le visiteur dans son bureau, salon d’autrefois. Les dames portèrent le café et s’installèrent sur le divan du praticien.

-          Beppa ! Reste avec nous, Jovan va nous lire ses poèmes.

 

La servante accepta l’invitation de Linuccia, ôta son tablier et tira doucement une chaise près de la cheminée. Zufolo vint s’installer sur ses genoux, un peu déçu que personne n’ait pensé à allumer le feu. Les fenêtres étaient grandes ouvertes en cette douce soirée de septembre 1920.

 

Sestan retrouvait ses compartiments, enfin ceux que Kratochwill lui avait aidé à construire pour se protéger de soudaines émotions. Sa mère l’observait en secret.

Le médecin se tenait derrière le bureau tandis que Cankar faisait sa lecture. Falco couvrait de sa main les deux lettres arrivées en son absence. La première venait de Londres et la deuxième de Klagenfurt.

 

Linuccia en aurait fait pipi dans sa culotte. Elle pleurait en écoutant le modeste rimeur. L’homme parlait de la peur du soldat, jamais de son courage, du long voyage de retour et de sa convalescence, avec des mots transparents. Jamais il ne cédait au lyrisme, les combattants ne sont pas des héros, rien que des jeunes gens apeurés qui, loin de chez eux, prennent conscience de la beauté de leur village, village qu’ils méprisaient autrefois pour son étroitesse et sa misère, village qui, du front, se transformait mois après mois en un paradis terrestre. Soyons heureux avec ce que l’on a, inspirons le peu d’air qu’il est encore possible.

Avant de se coucher Sestan embrassa sa mère, tendresse d’un fils .

-          Rien maman, Schinkel continue de chercher.

-          Bonne nuit, Falcolinetto.

-          Bonne nuit maman.

Schinkel avait pu lui envoyer cette lettre de Klagenfurt. Le médecin participait aux échanges de soldats. Les trains faisaient l’aller-retour de Vienne à Klagenfurt. Là les Italiens prenaient en charge leurs soldats et confiaient leurs prisonniers aux Autrichiens. Parfois le convoi rapatriait des corps qu’on ne pouvait identifier que par leurs uniformes.

 

« Mon Cher Falco,

Toujours rien en ce qui concerne ton frère Roberto. Toutes les listes passent entre mes mains. Mais chaque jour des dizaines d’hommes arrivent encore de Hongrie. Ils sont souvent incapables de nous dire où on les a relâchés.

L’Autriche (ses politiciens) semble se faire une raison. La fin de l’empire n’est pas un drame. Hélas nous n’aurons plus de mer !

Charles espérait la couronne de Hongrie mais Horthy lui a fait comprendre que si son pays voulait encore d’un roi, il se choisirait un Hongrois ! Il devrait s’exiler au Portugal, murmure-t-on.

Ton cher Kratochwill m’a fait un excellent accueil et j’ai obtenu sa promesse. Malgré mon âge il m’acceptera comme étudiant, si un jour on me démobilise. J’espère marcher sur tes traces ! Tu sais, il t’aime bien.

Lehar s’est tiré une balle dans la tête. Le pauvre avait tant vu défiler de blessés qu’il ne pouvait plus imaginer une « vie normale ».

 

Je crois qu’Emilie est en Angleterre. Elle travaillerait pour un comité sioniste qui envoie des gens en Palestine mais personne n’a voulu me donner son adresse.   

   

Je te laisse par contre celle de ma mère, qui sait, trouveras-tu un messager.

Mon respect à ta chère maman et embrasse ta sœur de ma part, si tu me le permets !

Schinkel »

 

« Mon Tendre Falcolinetto,

 

Première surprise : je suis en Angleterre depuis deux mois et je travaille pour Hovevei Tzion (les Amants de Sion, joli, non ?) qui finance le voyage et l’installation de fermiers juifs en Palestine.

 

Deuxième surprise (tu vas me maudire) : je vis avec une jeune femme de 18 ans. Oui, mon cher, mon bel ami, elle est ma maîtresse ou alors c’est moi qui suis son amante. Ici c’est tabou alors nous restons discrètes. Tu t’imagines si la police me mettait en prison comme ce pauvre Oscar ? 

Elle s’appelle Esther, elle est portugaise et youpine comme moi !

 

Voilà ! Ecris-moi.

Emilie »

 

 

Basaglia paraissait fatigué. Il fit entrer son assistant dans le bureau qu’il s’était réservé au premier étage de l’annexe psychiatrique des Reuniti. Il ferma la porte.

-          Falco, je ne me sens pas très bien, il faut que je t’abandonne plus de responsabilités. Je vais m’installer à Gorizia, le travail y est moins lourd.

C’est ainsi que Sestan devint le patron de l’Institut psychiatrique de la Vénétie julienne. La fonction incluait des tâches administratives et un engagement « politique ». Rome, la province et la municipalité résistaient à leurs demandes de crédits. On lui accorda de quoi engager plus de personnel soignant et la Faculté de médecine accepta de lui envoyer une dizaine de médecins stagiaires.

Sestan partageait désormais ses journées en quatre parts. Le matin il faisait la tournée des malades internés, ensuite il consacrait deux heures à la formation théorique de ses novices. 

L’après-midi il consultait chez lui et en soirée il prenait l’apéro au Garibaldi ou au Flora. Sestan avait le sentiment que ces discussions vespérales lui permettaient de résoudre certains problèmes avec plus d’efficacité que ces réunions organisées par les autorités hospitalières. Il découvrait l’importance des réseaux triestins. L’empire ne contrôlait plus la « Diète » mais les « cinq cents familles » y régnaient encore en censeurs incontournables. Sans de sérieuses relations, il ne pourrait jamais comprendre l’enchevêtrement des pouvoirs. Au Garibaldi, Servado, Dolfi, Cusin, Giorgio Fani et Julius Kugy, entre autres siroteurs de vermouth, ces hommes d’âge mûr étaient bien plus que des artistes ou des journalistes, ils figuraient l’âme secrète de la Fidelissima. Chacun avait un parent, un frère, un cousin, un oncle proche de cette urbs fidelissima, fidèle à elle-même d’abord, à ses propres intérêts, quel que soit le pouvoir dominant. Le « Viribus Unitis » n’avait pas sombré corps et âmes, le « mit vereinten Kräften » de Franz-Joseph survivait sans maître, ainsi qu’il l’avait fait depuis cinq siècles.

Le Flora complétait le Garibaldi. Là il retrouvait des représentants plus conventionnels et bien au fait des entrelacs politico-économiques.

Fidèle – lui aussi - à ce qu’il appelait désormais « l’esprit des cases », et non des castes, le médecin naviguait entre ses quarts de journée, soucieux de se ménager des espaces de solitude et de réflexion.

La messe du dimanche restait un de ses moments privilégiés.

 

L’avait-il prévu, favorisé ? Linuccia et Jovan voulaient se fiancer. Peut-être que sa sœur le souhaitait plus que le poète et comptable slovène ?

Depuis, sa mère le dérangeait chaque soir pour partager son inquiétude.

-          Un Slovène !

-          D’une riche famille.

-          Il n’a qu’un poumon.

-          Linuccia apprendra à ménager sa monture, plaisanta Falco d’excellente humeur.

-          Et s’il était luthérien, les Slovènes le sont.

-          Maman ! Que la langue slovène doive beaucoup au pasteur Trubar est une chose mais notre Beppa n’est-elle pas une bonne catholique. Beppa !

Beppa savait déjà de quoi parlaient la mère et le fils.

-          Beppa, dis-moi, les Cankar sont-ils catholiques ?

 

 

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