Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Silence et paroles
31 janvier 2024

0. Miramar

 

image

Trieste

 

Miramar

 

 

Voilà plusieurs années que l’Impératrice Sissi n’est pas revenue à Miramar. Son époux, l’empereur François-Joseph, s’est encore fâché avec sa capricieuse Urbs fidelissima, son unique accès à la mer. Le vieil autocrate entretient une relation passionnelle avec cette cité, surtout depuis qu’il a dû abandonner ses plus nobles possessions italiennes.

Mais il tient malgré tout à participer à la revue annuelle des troupes. La revue est organisée par le gouverneur général von Bruck en l’honneur de l’Empereur d’Autriche, du Roi de Hongrie, du roi de Bohême, du roi de Jérusalem, de l’ex-duc de Toscane, du duc de Cracovie et du duc de Lorraine. François-Joseph est tout en un, dernier survivant du Saint Empire Germanique. Le dernier ? S’en doute-t-il ?

Sa marine parade dans le golfe, les troupes défilent le long du Corso, l’artère principale de la ville. Impossible d’éviter le Corso, cette longue rue étroite à l’italienne mais bordée d’immeubles cossus d’une lourde architecture viennoise. Marins et fantassins se retrouveront sur le quai San Marco. Le jeu est double, l’empire montre sa force, la cité son opulence. Les complices parlent des langues différentes mais se comprennent.  

Pas un Triestin ne manquerait le rendez-vous, quels que soient ses sentiments envers la monarchie. On aime les uniformes, les chevaux qui piaffent et la fanfare militaire.

L’empereur dormira à Miramar, la résidence d’été construite par son malheureux frère, mort bêtement au Mexique, une trentaine d’années auparavant, piégé par l’hypocrite Napoléon III. On murmure que cette magnifique bâtisse, qui domine la mer, porte malheur à ceux qui y séjournent. Planté sur son rocher, Miramar ressemble à un gâteau de mariage. En hiver le froid et la bora lui donnent une teinte sucre glace. Le Habsbourg a la bonne idée de ne jamais prolonger ses visites sur la côte adriatique.  

 

******

 

C’est heureux car Umberto Sestan tient à ses habitudes, celles du samedi en particulier. Sa partie de boules avant que le soleil ne devienne trop lourd. L’apéro au Flora où chacun, qu’il ait gagné ou perdu, relance un cochonnet imaginaire pour amorcer l’une de ces joutes verbales qui leur donnent raison de boire encore. Et celles-ci, ces joutes, doivent toujours débuter par un sujet anodin. Un compère lance des reproches à son doublon, reproches qui n’en sont pas.

-          Tu leur as fait une fleur ! Fallait…

-          Fallait, fallait quoi ?

-          Tu pointes trop « mou ».

Ce n’est qu’à la deuxième tournée qu’on attaque du plus cérébral.

-          Tu montes à Opicina ?

 

La question est inutile mais rituelle. De juin à fin septembre les Sestan passent la fin de semaine dans leur maisonnette d’Opicina, située à juste une dizaine de kilomètres du port franc, sur le flanc de Monrupino. Le confort de ce cottage reste sommaire, qu’importe, la famille y dort rarement plus d’une nuit ou deux. De là-haut, impossible d’apercevoir la mer, le village s’est enlisé dans une minuscule cuvette. Oublier le port fait partie du dépaysement. Et derrière c’est le Karst, presque une autre planète, avec son plateau aride et rocailleux, avec, au fond, la forêt de chênes.

Sestan loue une berline. Le cocher dormira dans la grange, en annexe, son cheval lui tiendra compagnie en attendant le dimanche soir quand il redescendra ses clients à leur domicile de la rue San Michele. Lui aussi apprécie « l’air de la montagne ». Si son bourrin peine à la montée, après, après ils ont la nuit pour récupérer. Et puis les deux florins que lui verse ce bourgeois sont les bienvenus. Mieux, le patron partage le couvert et le vin est bien choisi. D’ordinaire, lui, il se contente d’une piquette.         

 

Le dimanche matin les enfants jouent dans le jardin en attendant l’heure de la messe à l’église Sant’Antonio. Roberto, l’aîné, provoque son frère avec un sabre de bois.

-          Je t’aurai sale Ras Tafari !

-          Adoua est à nous. Rentrez chez vous cochons d’Italiens.

-          A mort Ménélik. En avant les Bersaglieri !

Falco-Ménélik perd toujours ce qui contredit l’histoire. Roberto s’en fiche, pas question de se faire nègre pour justifier sa victoire.

 

La mère gronde qu’il est l’heure et qu’on n'aura plus le temps de se changer si l’un ou l’autre salit sa chemise blanche. Linuccia tente de suivre ses frères en se traînant à quatre pattes.

-          Porca miseria ! Vai a macchiare il tuo abito.  

La gamine ne comprend rien, sinon que sa maman crie. Le père discute avec le cocher en attendant que son monde soit prêt.

Le premier grand moment c’est le repas qui suit l’office religieux. Pendant la messe, Beppa la servante a préparé des mets délicieux et des gâteaux pour le dessert.

La deuxième réjouissance, c’est l’excursion qui suit le déjeuner. Selon l’humeur et le ciel, la famille se laisse balader sur le Carso, au pas tranquille du bidet que fouette son conducteur pour ne pas s’endormir, ou alors on pousse jusqu’à la Grotta Gigante proche de San Canziano. Le chef de famille explique comment la mer a creusé secrètement les falaises durant des milliers d’années. Il raconte et colore son récit en y mêlant les Argonautes et leur Toison d’or. Roberto ne croit pas plus à ces légendes qu’au père Noël. Linuccia tente de se défaire des bras de sa maman. Falco écoute et s’inquiète en silence d’un sous-sol plein de trous et de cavernes humides qui pourraient s’effondrer. Vers trois heures l’équipage s’arrête dans une osmiza où la patronne leur sert une cruche de vin blanc, que tout le monde goûte, et du prosciutto coupé en fines lamelles. On ne traîne jamais.

Au retour le père Sestan s’installe sur sa chaise longue sous la tonnelle et fume son troisième cigare. Sa femme le guette car, chaque fois, son mari s’endort au risque d’enflammer chemise et gilet. Elle cueille in extremis le panatella et l’écrase sous son talon. La Vierge Marie ne fait pas mieux avec son serpent.

-          Misère, proteste Umberto, il était encore tout bon.

-          Tu as des cendres partout.

Il pense qu’elle est jalouse de ses cigares, du plaisir qu’il trouve à les sucer. Si par malchance la pluie tombe ou si la bora souffle avec méchanceté, ainsi qu’elle sait le faire, souvent sans prévenir, le père Sestan reste sur son transat loin de s’émouvoir. Sa fidèle compagne vient alors l’emballer dans un gros manteau qu’elle couvre d’une toile de jute. Seule la tête dépasse.

-          Merci femme.

-          Espèce de têtu d’Arménien !

L’homme à cet instant voisine la béatitude suprême.

-          Pourrais-tu encore me rallumer mon cigare, mes bras…

-          Bourrique !

-          Enfonce un peu plus mon chapeau.

 

Durant les congés scolaires il arrive que les Sestan allongent leur séjour, deux nuits de plus, mais c’est exceptionnel tant le père tient à ses rendez-vous au Flora. Il n’hésite pas à user d’une excuse professionnelle pour rentrer en avance à son deuxième bureau.

Ces occasions, les deux frères en profitent pour retrouver quelques  vauriens du village et la bande disparaît à la maraude, surtout celle à la rhubarbe, rhubarbe qui finit par donner la diarrhée à ces gamins de la ville. Madame Sestan les laisse faire, elle se souvient de son enfance du côté de Bassano en Vénétie. La nostalgie la rend faible et indulgente. Et à quoi bon punir les brigands, la colique le fait à sa place. Les Sestan sont fragiles des intestins et ces deux-là ont hérité de leur père. Elle cherche alors sa dernière, qui, elle, la mère en est convaincue, a de solides tripes bassanese. 

- Hein toi ?

Elle attrape la polissonne et la prend dans ses bras.

-          Beppa, Beppa, tu n’oublies pas sa tétée ?

La servante a toujours les seins pleins de lait, voilà deux ans qu’elle travaille chez eux, fait le ménage, la cuisine, sans se fatiguer. La Slovène n’a rien oublié de son malheur mais elle croit que le Ciel lui a offert une solution de rechange pour calmer ses tétons. C’est toujours joyeuse qu’elle se dégrafe pour allaiter Linuccia. Elle le fait n’importe où. Les garçons sont habitués, le père Sestan ne se gêne pas pour guigner.

-          Umberto !

-          Quoi, quoi ? Ce qui est beau est beau !   

 

**********

 

Un cousin et le hasard lui permirent autrefois de rencontrer son futur mari. D’italienne Teresa Lazzarotto était devenue Signora Sestan, citoyenne de l’empire austro-hongrois, mais elle ne s’en inquiéta jamais avant 1915. L’ordre « germanique » lui convenait. Son époux était lui-même d’une famille d’immigrés arméniens. L’Arménie ? Son beau-père lui avait montré une fois où se cachait cette terra incognita qu’elle confondait avec l’Amérique. Le projet d’alliance n’avait pas suscité la moindre réserve de ses parents puisque les Arméniens sont des catholiques de la première heure et que son promis occupait une position enviée dans une compagnie triestine à majorité italienne. Et du côté des Sestan, on ne demandait pas mieux que de se fondre un peu plus dans l’italianité.

La mariée avait fait son devoir et pondu trois enfants dont deux mâles. Depuis la naissance tardive de Linuccia, son mari se montrait moins ardent. Il restait tendre, attentif et soucieux de l’éducation de sa progéniture.

Madame Sestan s’accommoda de cette situation. Ses rares mais fidèles amies avaient subi un sort comparable. Les femmes de bourgeois finissent par prendre leur rôle au sérieux. Elles soignent leur toilette, se font belles pour aller à l’opéra où l’on présente les Nozze istriane et même La Bohême du Maestro Puccini.

A l’annonce du printemps ces dames accompagnent leurs époux sur le Molo Giuseppino. Les messieurs s’installent sur un banc tandis qu’elles papotent debout, sous leurs ombrelles. 

-          Ils vont aller à la Pescheria !

-          Et nous à la pasticceria !

-          Oui, ces demoiselles n’ont pas pris nos rondeurs.

Ne valait-il pas mieux que leurs hommes dépensent un peu d’argent dans ces maisons closes que les voir s’enticher d’une hirondelle. Maîtresse de maison c’est déjà bien !

-          Mais vous ne lui reprochez rien ?

-          On assure que l’endroit est propre et que la tenancière n’est pas voleuse. Alors ? Et il se confesse chaque année avant Pâques.

 

Umberto Sestan remplissait avec conscience sa tâche de fondé de pouvoir. En signant un document du bec de sa plume, il se demandait parfois si une tâche se remplit ? La Generali employait une dizaine de cadres supérieurs. Les plus dynamiques se voyaient confier des missions à l’étranger, Londres, Munich, Vienne, Prague, Milan et Rome. Lui protégeait sa vie de sédentaire. Était-ce un manque d’ambition ?

Cet employé exemplaire préférait les boules du samedi matin, ses escapades en famille du côté d’Opicina, ses interminables disputes apéritives au Flora.

Son intelligent directeur sut tirer profit des attirances casanières de ce paisible subordonné. En confiance, il en fit son premier substitut. L’homme ne lui causait aucune ombre et manifestait une loyauté sans pareille. 

Sestan devint au fil des ans, presque malgré lui, un homme important au sein de la Generali mais il demeurait quasi invisible. Il planifiait, négociait, arrondissait les angles, suivait les dossiers sensibles, sans jamais tirer gloire d’un succès ou le plus modeste profit personnel d’une entente privilégiée avec un gros client.     

-          Vous me reposez Sestan, lui répétait souvent Masino Levi, directeur des Assicurazioni Generali.

Enfin ? Sa position d’initié lui permit d’acquérir sans vilains scrupules et à bas prix des terrains dans les environs de Gorizia. Il n’en avait pas le moindre usage mais le placement ne présentait aucun risque.   

 

Levi, bien qu’il fût juif, occupait un siège au Conseil de la Diète (Marche julienne + littoral slovène, le Triveneto selon Graziadio Isaia Ascoli). Sestan, lui, ne s’intéressait pas à la politique, cependant il savait cultiver ses relations. Les cinq cents familles de la bourgeoisie tenaient les rênes du gouvernement local. Il fallait saisir à temps l’importance des rumeurs viennoises que colportaient d’insidieux ronds-de-cuir autrichiens, prévoir et anticiper les décisions d’un empereur solitaire qui se méfiait de son ministre-président et supportait mal toute contestation de sa suprême autorité. Sestan maîtrisait ces micro et macro événements politiques qui régissaient les activités portuaires et celles des chantiers navals. La bonhomie du fondé de pouvoir inspirait confiance. Cet homme rebondi et toujours bien mis n’avait jamais trahi personne. Sa discrétion et son apparente modestie lui permettaient d’obtenir des informations précieuses qu’il ne manquait pas de rapporter à son directeur.

Et Levi appréciait cet inconditionnel dévouement.

 

Mais le meilleur de son temps Sestan le passait au Flora et au Stella Polare. Ici et là, ce commis du capitalisme pouvait libérer sa joyeuse et truculente nature. Le pittoresque personnage aurait surpris son épouse si elle avait eu l’audace d’imposer sa présence à ces piliers de bistro. Pittoresque, il l’était par son attitude, par sa curiosité, par son sens de la repartie et par l’absence de jalousie. Qualités qui n’en faisaient pas un niais.  

L’apéritif n’était pas formellement interdit aux dames mais personne jusqu’ici n’avait eu l’idée incongrue d’en inviter une. De quoi auraient-ils pu s’entretenir en leur présence ? A l’occasion on tolérait un gamin dont le père n’avait pu se débarrasser. Le piccolo recevait son sirop qu’il siphonnait bruyamment le verre bien serré entre ses deux mains.

 

Avec ses contemporains Sestan retrouvait le goût de la joute oratoire, ces bavardages le ramenaient à Prague où il avait en son temps étudié le droit commercial. Autrefois, son père avait fait un énorme sacrifice pour lui payer les meilleures études possibles. Et là, au Flora ou au Stella Polare, on parlait de littérature et d’art. Ses amis écrivaient et nul ne le savait. Lui n’écrivait pas mais lisait ce qu’ils publiaient à l’occasion. Certains envoyaient leurs textes à La Voce, une revue irrédentiste qui paraissait à Florence.

Ils le faisaient sous un pseudonyme, par sécurité. Si le K.u.K. (Kaiserlich und Königlich) se montrait tolérant, ses services de renseignements fonctionnaient bien.

-          Alors, Umberto, que penses-tu de mon dernier papier ?

Son avis pesait plus lourd que celui des autres scribouillards de la tablée, parce qu’il ne les concurrençait pas, parce qu’il n’avait pas besoin de se comparer.

L’Arménien comprenait la quête d’identité de ses amis mais l’empire restait un plus solide garant d’une mixité ethnique que la monarchie savoyarde.

-     C’est une longue histoire qui nous unit aux Germains.

 -    Les Croates hein, que pensent-ils de leurs maîtres hongrois !

-          Tu mélanges politique et création artistique.  

C’était reparti. Parfois les empoignades devenaient mauvaises, par chance il s’en trouvait toujours un pour calmer les plus enragés. Ils s’insultaient en patois. Le choix d’un vocable, son origine, définissait l’intensité de l’assaut. L’appareil génital mâle et son orientation alternatifve annonçaient une charge provocatrice, encore amicale, l’allemand, ou plutôt l’autrichien, sonnait un changement de dialectique et anticipait un raidissement philosophique, le slovène servait à rabaisser son interlocuteur, le comparant à un campagnard illettré, la limite à ne pas franchir c’était l’invective en serbo-croate. L’offensé ainsi cravaté quittait la table en promettant qu’il n’y remettrait plus les pieds ! L’intervention d’un conciliateur s’imposait alors. On rattrapait l’indigné par la manche. Le « serbo-croate » présentait ses excuses, marmonnant qu’il ne regrettait rien. La vie politicienne n’influençait que de biais leurs discussions. Ces intellettuali juraient qu’ils la méprisaient. Personne n’amorçait un débat sur ce sujet ou à de rares exceptions qu’imposait l’actualité. Chacun connaissait les affinités de son voisin, les verres vides, pas un n’y faisait allusion. L’apéritif avait ses règles et son éthique. Si par effet de cascade, les protagonistes en arrivaient à échanger des histoires grivoises, l’anecdote, fausse ou authentique, restait secrète. 

 

Rentré chez lui, le père Sestan redevenait un honorable bourgeois. Il posait son chapeau sur le guéridon près de l’entrée mais il gardait son veston. L’épouse mesurait l’état d’ébriété de son mari au nombre de boutons qu’il ouvrait à sa chemise. Entre son bureau de la Piazza Grande, ses escales au Flora et/ou au Stella Polare, ses fins de semaine en famille, le cinquantenaire trouvait encore à loger une visite hebdomadaire à la Pescheria. Il ne s’en confessait à son curé qu’une fois l’an, la veille de Pâques. Le prêtre, plus curieux que sermonneur, le grondait pour la forme.

-          Je ne te demande pas de jurer que tu n’y retourneras pas, Umberto, ça te ferait cinquante-deux péchés de plus. Te absolvo. Joyeuses Pâques, mon fils.

Lorsque son fils aîné célébra ses dix-huit ans il l’emmena discrètement au bordel. Le père avait monté son affaire avec la tenancière.

-          Roberto est entre de bonnes mains, lui garantit la patronne.

Roberto était un garçon doué. Le jeune homme avait suivi ses études secondaires au collège allemand. Son père pensait en faire un architecte ou un avocat. Le bachelier suggéra la marine.

-          La marine, quoi, tu veux naviguer pour la Lloyd ?

-          La marine de guerre.

-          Ça m’étonnerait que les amiraux hongrois engagent des « Italiens » ou alors comme sous-officiers, au mieux ?

 

Son second l’inquiétait. Falco avait lu un article sur le monastère San Lazzaro degli Armeni perdu dans la lagune de Venise. Il parlait de se faire curé.

-          Écoute, je veux bien vous y emmener l’été prochain, je connais l’endroit, réfléchis, tu as le temps, Dieu n’est pas pressé.

Le papa songea non sans tristesse que ce ne serait donc pas, l’an venu, une excellente idée de conduire son cadet à la Pescheria. Ce bon père considérait de son devoir de chaperonner les premiers pas de ses garçons. Une experte vaut mieux qu’une jouvencelle pour vous débourrer un âne. La recette permettait aussi d’ouvrir les yeux d’un néophyte en lui épargnant ensuite une de ces amourettes trop distrayantes. En somme, était-ce pour se justifier face au Très-Haut, il s’agissait-là d’un investissement raisonnable. Il faisait d’ailleurs une semblable analyse en ce qui concernait la consommation d’alcool. Il est préférable que mes fils s’enivrent une fois en ma présence plutôt que de se faire piéger lors d’une sortie entre amis.

 

.........................

 

Parfois les habitués du Flora savaient rester sérieux.

-          Les Baltazzi étaient de Venise. Une famille de banquiers qui a fait fortune à Istanbul.

-          Qu’est-ce qu’elle faisait à Vienne ?

-          Tu sais, les Habsbourg s’entendent bien avec le Sultan, la Bosnie ne vaut pas une guerre. Le frère de cette malheureuse était un compagnon de chasse de l’Archiduc.

Les journaux ne parlaient que de la mort mystérieuse de l’héritier austro-hongrois. Si personne n’osait évoquer un suicide, l’hypothèse d’un crime supposait d’inquiétantes menaces. 

-          Et qui les aurait tués ?

-          Les agents de Bismarck ?

-          Des Serbes ?

-          Et pourquoi ne serait-ce pas une jolie histoire d’amour qui tourne mal ?

Ettore voulait y croire. Certainement pas par romantisme, bien au contraire. Inconsciemment il ne faisait que témoigner de son pessimisme. « Prendre de l’âge »  l’obsédait, lui pesait. Il apprenait à forniquer par procuration.

-          Tout se délabre, l’amour, la prostate, le cerveau, la mémoire n’y échappent pas. Le Rodolphe n’était pas tout frais.

-          Syphilitique tu veux dire.

    

Que les amants de Mayerling aient pu se tuer par amour les troubla encore cinq minutes. Au fond l’affaire ne les intéressait pas. Ils tentaient d’évaluer l’impact de ce double suicide sur la politique déjà austère de François-Joseph, père de l’infortuné... suicidé.

Ainsi passaient les ans. Ces hommes dans leur cinquantaine se retrouvaient chaque soir, quelle que soit la saison, dans l’un ou l’autre de ces cafés. Au printemps revenu, les compères s’installaient sur le trottoir transformé en terrasse. En automne quand la bora devenait mauvaise et piquante nos frileux se remettaient au chaud près du poêle où le tenancier rôtissait des châtaignes. Leurs conversations suivaient un cycle : rapide revue politique des affaires et des décrets impériaux, les fluctuations du commerce portuaire, la mise à l’eau d’un navire, une prochaine visite princière, les fraîches livraisons des bordels et, arrivés au bout, au bout de quoi, ils reprenaient leurs joutes littéraires. Les candides, qui n’écrivaient pas, conseillaient avec maestria leurs amis poètes, essayistes ou romanciers. Un thème revenait plus souvent depuis quelques mois, la vieillesse, l’horrible perspective de la sénilité.

-          Il tempo dell’inutilità !       

-          Ce qui dure devient mou.

-          La coscienza della senilità

Les partisans d’Épicure perdaient toujours la bataille. Ou alors ils préféraient baisser les armes, derrière les arguments de leurs contradicteurs se cachait une réelle douleur. A quoi bon prouver, tenter de croire qu’on le prouvait, que les vieux jours ont leur charme. Un passé bien rempli, riche d‘anecdotes et de souvenirs, suffisait-il, suffit-il au bonheur de survivre ?

-          Je ne te parle pas de ça mais du délabrement, tu ne le verras pas venir.

-          Ma femme est bonne chrétienne, elle me torchera le cul !

 

.................

 

Sissi, elle, n’était plus revenue à Miramar depuis longtemps. Les Triestins ne manifestaient aucune affection pour cette arriviste bavaroise, excentrique et fugitive. Cependant ils se réjouissaient du somptueux cortège qui accompagnait chacune de ses visites sur la  mer adriatique. L’impératrice arrivait de Vienne par train spécial. La cavalerie en grand uniforme escortait son carrosse de la Gare Centrale jusqu’au Molo San Marco. La descente du Corso présentait des risques tant la chaussée est étroite.

Du port, suivie de ses gens, elle embarquait sur une galère à voile qui la menait à la résidence de son défunt beau-frère Maximilien. La croisière ne prenait qu’une heure, le long des quais les curieux replongeaient au Moyen Âge. 

 

La rumeur et bientôt l’annonce de sa mort créèrent cependant une intense émotion. Les habitués des cafés ne parlaient que de son assassinat et de son meurtrier, un anarchiste italien. On aurait préféré qu’il fût croate ou serbe.

D’évidence Miramar portait malheur. Son fils Rodolphe y avait aussi dormi. Charlotte, veuve de Maximilien Ier du Mexique, était devenue folle.

-          Heureux qu’c’n’est pas arrivé chez nous !

-          Qu’est-ce qu’elle faisait à Genève ?

-          Triste fin de siècle, espérons que le suivant soit plus joyeux !

-          Pourrait-il être pire ?

La Lloyd-Austriaco lançait d’orgueilleux paquebots, la Compagnie de l’Orient Express prolongeait sa ligne de chemin de fer jusqu’à Zagreb. Les entrepreneurs cassaient d’antiques immeubles pour créer des quartiers plus modernes. Le Borgo Giuseppino, le Borgo Franceschino offraient de l’espace à de futuristes architectes qui ouvraient d’amples avenues, plus larges que le Borgo Teresiano. Ces audacieux mélangeaient la rigueur viennoise et une hardiesse empruntée au baron Haussmann. Le résultat était médiocre. Qu’importe, la bourgeoisie investissait et se relogeait au plus confortable. 

 

Roberto avait suivi l’École de construction navale. L’administration impériale prenait soin d’équilibrer les admissions dans ses prestigieuses écoles. Autrichiens, Hongrois, Tchèques et Italiens se partageaient les places disponibles. Dans un an il serait ingénieur. Son père avait su le convaincre de renoncer à une carrière dans la marine militaire.

Falco, son frère, étudiait la médecine à Vienne. Il avait omis de préciser de quelle médecine il s’agissait. Jamais son père n’aurait compris qu’il puisse se vouer au traitement des maladies de l’âme.

-          Si c’est pour en arriver là, c’était moins coûteux de te faire capucin, aurait-il lancé ! 

 

Déjà qu’au Flora ses propres amis se disputaient sans cesse sur les théories hystériques du docteur Freud. Ettore était le plus mordu. Vittorio pensait qu’on n’y échapperait pas et qu’il fallait donc s’y intéresser. Giorgio répliquait que si Ettore se passionnait pour la psychanalyse c’est qu’il devenait impuissant. Giani affirmait que cette vision analytique, détumescente, de la relation amoureuse entraînerait la naissance d’un art nouveau, plus libre, toujours irrigué mais teinté d’un romantisme naïf.  

-          Et ton Anglais, il est parti ?

-          Irlandais ! Oui, il est à Zurich pour un mois ou deux.

-          Tes histoires de juifs ne l’amusaient plus ?

-          Il travaille sur un grande romanzo.

-          Un grand roman, un grand roman, et nous alors on se satisfait de petitesse ?

-          Est-ce qu’il t’a dit s’il reviendrait ? Non ! Tu parles ! Il s’est foutu de toi !

Les compétitions de boules le samedi matin, les montées à Opicina dans l’après-midi, parfois un repas chez l’un ou l’autre, les épouses n’appréciaient guère le brouhaha de ces querelleurs. Depuis que le tram 2 circulait de la Piazza Scorcola jusqu’à Opicina, Umberto Sestan invitait ses amis dans sa maisonnette de campagne. L’excursion prenait une allure folklorique. Cinq ou six bourgeois, veston – gilet – cravate, suivis de leur tribu, côtoyant ouvriers, paysannes et  ménagères qui rentraient chez eux, dans ce tramway grinçant, double spectacle pour le prix d’un billet. Ces gens du commun ne se doutaient pas qu’ils partageaient leur voiture - et l’épaisse fumée des cigares - avec la crème littéraire du Küstenland. Les enfants des riches et les enfants des pauvres se dévisageaient en silence tandis que la motrice mordillait la crémaillère pour attaquer la rude montée.

 

Umberto Sestan avait fait ensabler une piste de boules sous un tilleul, derrière la maison, et la bande passait des heures à pointer le cochonnet sans interrompre son débat littéraire. 

Madame Sestan ne tolérait ces importuns que pour plaire à son mari et parce que certains emmenaient leur dame et leur progéniture. Elle était plus italienne que ces épouses citadines. Là-haut, plus à l’ouest, dans sa Vénétie natale, du côté de Bassano, elle se souvenait de grandioses réunions de famille.

C’était comme à l’église. Les femmes se tenaient devant la maison et pouvaient ainsi surveiller leurs gamins en oubliant leurs hommes et leurs dissertations jusqu’à l’heure du repas.

Derrière :

-          Alors, ton Roberto va devenir ingénieur ?

-          Il parle déjà de s’en aller à Gênes. Parait que les chantiers navals sont à la pointe du progrès.

-          Ton deuxième ?

-          Il dottore ! Lui il n’a pas envie de rentrer, Vienne lui plaît.

-          Et ta petite ?

-          Linuccia ! Rien ne presse, la bambina est arrivée sur le tard, qu’elle apprenne à lire et à écrire. Sa mère lui trouvera un mari le moment venu.

Et ensuite l’interpellé manifestait en retour un brin de fausse curiosité :

-          Et ta fille, tu lui as déniché un fiancé ? 

-          Ma femme s’en est chargée, un grullo, le premier de Ferrucio Busoni.

-          Busoni. Busoni des entrepôts de la Lloyd ?

-          Si, j’aurais préféré son puîné qui a du talent pour la peinture, mais il paraît qu’on se marie en bon ordre chez ces gens-là.

-          Bah, elle ne manquera de rien.

-          Espérons !  

 

Devant, les épouses échangeaient leurs avis sur la mode ou sur une recette de cuisine. Elles restaient prudentes en politique et discrètes sur leur intimité. Qu’auraient-elles pu raconter :

 

Le 28 juin 1914 François-Ferdinand, héritier de l’empire austro-hongrois, était assassiné, ainsi que son épouse Sophie, à Sarajevo. Trois jours plus tard le Viribus Unitis, navire amiral, ramenait les corps en terre autrichienne.

On ferma commerces et cafés. Les Triestins horrifiés et affligés accueillirent le cortège funèbre et l’accompagnèrent le long de sa lente remontée du Corso. Un convoi spécial attendait à la gare. Il ramènerait à Vienne les dépouilles princières. Des milliers de citadins pleuraient. Solidaires des malheurs de leur empereur, ils pointaient, déjà, d’un doigt vengeur ces cochons de bosniaques et leurs complices serbes. En juillet Vienne exigea que ses policiers participent à l’enquête criminelle. En août le chancelier Bethmann Hollweg déclara la mobilisation générale. 

Les Triestins en âge de servir répondirent massivement à l’appel. Oubliaient-ils leur idéal irrédentiste ou détestaient-ils tellement les Slaves ? L’Italie se voulait encore neutre. Alors !

Linuccia fit de grands signes d’adieu à son frère aîné. Les trains réquisitionnés enlevaient leurs bataillons de recrues. On leur donnerait un uniforme à Vienne et ils partiraient au front sans repos. Les Russes soutenaient les Serbes. La guerre n’était pas encore déclarée mais chacun se préparait au combat.

-          Tu iras voir Falco ?

-          Je ne sais pas, me laissera-t-on quitter la caserne ?

 

.....................................

 

Averti du départ de son grand frère, Falco réussit à faire parvenir une lettre à sa famille. Pour le moment l’armée n’avait pas besoin de lui, il pouvait achever son stage de gynécologie à la Frauenklinik de Vienne. Non, il n’avait pas vu Roberto.

Et puis ce fut le silence. Le silence des fils.

Les journaux ne savaient pas que raconter, sur les alliances, sur les premiers combats, sur les lignes de front.

Au Flora les habitués ne plaisantaient plus par crainte de blesser un père. Eux étaient trop vieux et l’économie de guerre avait besoin d’un appareil de production efficace. Ces bourgeois expérimentés maintenaient la machine industrielle en marche supervisant les ouvriers slovènes restés à leur poste, dans les usines, au port et surtout sur les chantiers navals. La hiérarchie militaire se méfiait de ces Slaves, elle ne voulait pas encore en faire des soldats, surtout pas à l’est de l’Europe.  

Pourtant un sujet s’imposa dès l’automne 1914 et ressuscita l’utopie irrédentiste : fallait-il que le Royaume d’Italie abandonne sa neutralité, s’engage militairement, et de quel côté ?

-          L’Italie a signé, elle est de la Triplice !

-          Façade ! Je te parie qu’elle va rejoindre l’Entente, Salandra saura négocier avec les Alliés, s’ils promettent de lui donner l’Istrie et le Trentin, l’affaire est dans le sac.

-          Et nous avec !

Ces bourgeois imaginaient un conflit limité dans le temps sinon dans l’espace, une bonne empoignade et chacun se retrouverait autour d’une table pour signer un traité de plus. Il fallait faire payer aux Serbes le meurtre de l’Archiduc et les renvoyer dans leurs frontières.

-          Qu’ils gardent cette pute de Bosnie si ça leur plaît.

-          Les Russes, les Russes, ils veulent donner le coup de grâce aux Ottomans.

-          Les Prussiens… Les Prussiens sont ambitieux, vieille histoire leur « Drang nach Osten ».

-          Et « notre » empereur !

 

La guerre devenait mondiale, les Turcs se rapprochèrent des États centraux (Allemagne et Autriche-Hongrie), les Japonais mirent leur marine au service de l’Entente (France, Royaume-Uni et Russie). Les Allemands envahirent sauvagement la pauvre Belgique. Les Anglais et les Français se ruèrent au nord pour ralentir la horde teutonne.

A l’Est les Russes lancèrent une attaque contre la Prusse orientale. La Hongrie bousculait des Bulgares et des Roumains indécis et partagés. Les Serbes remontaient vers la Pologne.

Comment les journalistes auraient-ils pu rendre compte de la situation des belligérants ? La propagande leur dictait défaites ennemies et victoires impériales.

Ce n’est que vers Noël, à l’arrivée des premiers convois de blessés que chacun comprit que la guerre allait durer, qu’elle serait cruelle. Pour quelle poésie pouvait-on encore s’enflammer au Flora ou au Stella Polare ?

Ettore avait oublié son angoisse de vieillir. Claudio affirmait qu’il fallait écrire, ne pas se laisser détruire par cette tragédie. Giorgio prédisait la fin de l’Empire Germanique et prophétisait la naissance d’une Europe « Internationale ».

-          Qu’est-ce que tu veux dire par « internationale », socialiste ?

-          Non, une Europe sans frontières comme en rêvait le roi des Tchèques il y a 450 ans.          

L’entrée en guerre du Royaume d’Italie réveilla et secoua la conscience des Triestins. L’administration autrichienne se raidit brusquement. Les généraux viennois envoyèrent leurs Italiens se battre sur le front russe et on incorpora les Slovènes dans des bataillons hongrois sur les lignes de l’Isonzo, face aux Bersaglieri du roitelet savoyard. L’état-major impérial exploitait les rancunes des minorités slaves et protégeait ses flancs transalpins d’une fièvre irrédentiste. Les services du K.u.K. craignaient aussi que des fanatiques s’en prennent aux chantiers navals en pleine effervescence. 

 

Les habitués du Flora s’inquiétaient. L’Isonzo rejoint la mer à deux pas de Monfalcone. On se battait à Gorizia, à moins de quarante kilomètres de chez eux. Jusque là ils avaient cru ou voulu croire qu’Allemands et Autrichiens ne cherchaient qu’à confirmer leurs droits ancestraux.

Ces poètes et hommes d’affaires n’avaient pas saisi les véritables enjeux du conflit. L’Allemagne des Prussiens, obsédée par son  « Lebensraum », s’alarmait de la croissance économique et industrielle de la Russie. Les États slaves exigeaient leur indépendance. Les Turcs espéraient encore sauver leur empire. Sarajevo n’avait été qu’un prétexte. La France et l’Empire britannique se disputaient le partage des colonies, des Indes, du Proche-Orient, des comptoirs de Chine et de l’Afrique. 

-          Nous, on gagnera, quoi qu’il arrive !

La remarque de Claudio était juste mais malheureuse. Les habitués du Flora l’ignorèrent.

 

Sestan s’angoissait pour Roberto. Savait-il, là-bas, que l’Italie se battait « contre lui » ? Et Falco, où se trouvait-il. Rue San Michele, les femmes gardaient le silence.

Son épouse pleurait chaque nuit. Beppa la Slovène souffrait de cette déchirure, comprenant que les uns et les autres ne pourraient jamais plus vivre ensemble comme ils l’avaient fait durant cinq cents ans. Les différences sociales et la discrimination ethnique pouvaient encore passer sur le dos des Autrichiens mais tout près, sur l’Isonzo, des Slovènes tuaient des Italiens et là-bas en Pologne des Italiens mitraillaient des Slaves.  

La patronne et sa servante allaient prier ensemble à San Giusto. La cadette Linuccia ne voyait qu’une chose, l’absence de ses frères. Elle tentait de consoler sa mère et sa nourrice.

-          Roberto et Falco vont bientôt rentrer.   

Publicité
Publicité
Commentaires
Silence et paroles
Publicité
Archives
Publicité