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Silence et paroles
23 janvier 2024

Ensuite

 

Ensuite

 

 

 

En 1970, à 26 ans, Celina devint la plus jeune psychanalyste de l’ « Italie ». Si le statut de l’État libre n’était toujours pas défini, la ville appartenait de fait à la mère porteuse. Son père accepta de quitter sa maisonnette de Villa Opicina pour assister à la remise des diplômes. Le patriarche ne sortait plus de chez lui. Cet homme, plus modeste que « Diogène », vivait entouré de quelques chats dont se débarrassait Clara lorsqu’elle en avait trop chez elle au premier étage du 51 San Michele.

 

Elsa, maman de Clara et ancienne prostituée, aurait pu ou dû prendre une retraite méritée. C’est elle qui avait assuré la bonne marche et le succès de la Bottega Sestani. Elle encore qui avait permis aux femmes du « 51 » de vivre confortablement, le salaire de Falco et les revenus de sa consultation n’y auraient suffi. Mais voilà, elle, qui ne mangeait pas de porc, avait tant pris l’habitude de ses salamis et de ses jambons fumés qu’elle ne se résignait pas à abandonner sa boutique. Avec les années, cette entrepreneure l’avait agrandie se souciant de diversifier l’offre au gré des modes et du pouvoir d’achat. Et pour accueillir clients et touristes de passage, cette maîtresse femme installa plusieurs tables, des chaises, un bar et un percolateur Illy.        

 

Celina revoit une fois par an sa mère en Israël ; sa mère habite avec Emilie à Yehuda, pas loin de Tel Aviv. Les trois parlent gentiment de Falco. Chacune a sa manière. La jeune femme garde certains secrets, les longues discussions en soirée à Opicina, entre son père et elle. Des monologues paternels le plus souvent. Le psychanalyste a choisi de vivre ses dernières années dans cette pittoresque agglomération qui s’est transformée en banlieue. Des ouvriers ont refait le toit et réparé la cheminée. La haie a grandi et isole les résidents des nuisances de la route.

 

Celina ne comprend pas comment sa mère peut manifester tant d’amour pour son Emilie. L’infirmière a pris du poids, ses cheveux ont perdu leur couleur rouge. Elle s’est aussi tassée et ressemble à une boule de laine sur pattes. Emilie Roth s’est engagée dans la vie politique de l’État sioniste. C’est vrai qu’elle est restée gaie et pétillante, pleine d’humour. Falco n’a jamais été drôle, surprenant, il a vécu dans ses compartiments, dépourvu de fantaisie, sans colère. Les rares fois où il élevait la voix au « 51 », la tablée sursautait, les enfants pleuraient, plus personne n’osait sortir un mot. Lui-même, surpris, s’excusait et, bougon, le coupable se réfugiait au salon. Sa fille, psychanalyste elle aussi, imagine que c’est là le secret de son père, cet homme ne s’est jamais emporté, n’a jamais crié, oui, protesté une fois ou l’autre mais sans perdre son sang froid.

-          Mon père a le sang froid ?

Qui a-t-il aimé avec passion, s’interroge Celina ? Sestan partageait sa tendresse avec son entourage et surtout il écoutait, oubliant de répondre ou de commenter. Plus imbibé que d’habitude il lui arrivait, au Flora ou au Garibaldi, d’affirmer que lui Falco Sergiasestan, dit Sestaaaaani, n’était qu’une erreur chronologique, qu’il n’avait rien à faire en ce vingtième siècle en régression.

-          J’appartiens à l’Antiquité où je n’étais alors qu’un modeste carabin.

L’accident était rare et enchantait ses amis qui auraient aimé le voir plus souvent oublier sa retenue.  

Mon père a-t-il vécu un grand amour ? Il aurait pu se faire prêtre. Linuccia lui avait révélé qu’autrefois il y avait pensé. Falco voulait devenir capucin et partir aux missions en Afrique, au pays des Ras Tafari.

-          Mais il aimait trop le corps des femmes. Je le sais. je le connais mon Falcolinetto. Nos cœurs et nos âmes il s’en méfie. Tiens, regarde, il passe ses journées à caresser les chats que lui abandonne Clara. Ton papa est un tendre, un faible, un têtu et un joueur, il n’a jamais été un amant fou. Il a désiré ta mère pour sa chevelure rouge. Emilie était rousse, les prostituées qu’il choisissait étaient rousses. Je ne dis pas cela pour le diminuer ou pour troubler l’affection que tu lui portes. Durant les années difficiles il nous a protégées en rusant avec l’ennemi, en faisant la pute lorsqu’il pensait que c’était nécessaire. Esther lui en a voulu de manquer de fierté, de refuser de se battre et de dire non, c’est ce qu’elle admire chez Emilie, cette volonté d’affronter l’ennemi quel que soit le prix. Mais nous sommes vivantes, toutes. Clara a eu beaucoup de chance. Ton père n’était pas né pour agir, c’est un contemplatif, ses patients l’adoraient, ici et à l’Institut. Il m’est arrivé de penser qu’il préférait l’amitié et la compagnie des hommes. Schinkel, je t’en ai parlé, et tu as lu ses travaux, Schinkel et lui se sont écrit longtemps après la guerre. Et mon Jovan qu’il a ramené du front dans un triste état. Mon Jovan serait mort deux fois sans son secours. Le docteur Basaglia ! Sais-tu que Falco l’a aidé à en finir alors qu’il souffrait le martyre avec sa tumeur au cerveau ? Même ce Chiari détesté de nous toutes, Falco l’a protégé et défendu à sa manière et tu as appris jusqu’où l’a conduit cette affection. Hebbel l’allemand, nous n’en voulions pas à la maison, un presque nazi. Falco s’était juré d’en faire son ami. Il a su le séduire. Morris qui nous a écrit récemment pour annoncer qu’il était devenu une femme. Et ses complices du Flora. Au début il y est allé à la recherche de son père qui a toujours préféré Roberto, les vieux sont morts l’un après l’autre remplacés par de nouveaux refaiseurs de monde. Et puis ses poètes du Garibaldi ! Qui sait, rêvait-il d’être un artiste à leur instar ? Et eux ? Ils ne voulaient que l’entendre raconter la psychanalyse. Ils le provoquaient pour qu’il les initie ! Tu en connais, hein, ils t’ont repérée ? Je sais que tu t’arrêtes souvent pour boire un café au Garibaldi. Et la vieille Rachel, la patronne de la Pescheria, dis, pourquoi crois-tu qu’elle nous ait confié Elsa et sa fille en une période où les gens s’espionnaient et se dénonçaient ?

-          Tu l’aimes tant que ça mon papa ?

-          Si nous n’avions pas été frère et sœur, je l’aurais épousé. Moi aussi je chérissais Roberto, plus homme, plus solide, mais les tendresses et les caresses, il les gardait pour ses amies. Ton père me serrait contre lui lorsque j’avais peur, en forêt, pendant nos vacances à Opicina, il m’apprenait à embrasser les arbres et à leur parler.

-          Et oncle Jovan ?

-          Jovan ? Mon Jovan. C’est un idéaliste, son écriture m’a d’abord séduite, ensuite j’ai compris qu’il s’enflammait pour son utopie slovène. Il aurait pu lutter avec des mots, il a préféré la résistance. Pourquoi aurais-je essayé de le retenir ? Je regrette qu’il n’ait pas compris assez vite ce que voulaient les Communistes. Les nationalistes ont été éliminés au profit des partisans d’une Grande Serbie socialiste. Ton père, Falco, ressemble à notre T R I E S T E, il ne sait pas à qui appartenir, à qui donner son coeur. L’Italie, l’Arménie, Vienne où il a tant appris. Le Karst de notre enfance est bien plus slovène qu’italien. Beppa, tu te souviens de Beppa, elle est la seule qui croyait en lui, elle le connaissait mieux que notre mère.         

  

Linuccia a préféré demeurer au 51 de la via San Michele avec sa fille Lucia plutôt que rejoindre son frère aîné et ses chats. Le souvenir de cette bombe qui explosa dans le tramway la hante encore et plus personne ne conduit l’Hispano pour faire les allers-retours à Opicina. Elle a besoin de sa ville. Elsa et Clara occupent définitivement l’appartement du premier, les Malabotta ne sont jamais rentrés. Les femmes du clan se retrouvent pour le repas du soir.

Clara a sacrifié sa vie pour chaperonner Lucia la sourde, mais le mot sacrifier n’est pas convenable. D’abord c’était pour l’aimer et la protéger, ensuite elle a joué le rôle de préceptrice et plus tard elle a accompagné l’étudiante, chaque jour, à l’Université en qualité de traductrice. Et Lucia a appris l’archéologie ! Clara n’a plus peur mais elle reste dans son monde. Avec les années on pourrait penser que c’est Lucia, la sourde, qui escorte son ange gardien. Ensemble elles font des stages d’été en Toscane ou à Aquilée. Sans oublier ces six mois de marche en Turquie, en mémoire de son arrière-arrière-grand-père arménien avait « dit » Lucia .    

 

Celina a suivi des études de psychanalyse à Vienne et plus tard à Genève et à Chicago où Richard, l’ex-basketteur Yankee, propage les théories de la psichiatria democratica en rendant aux Triestins ce qui leur appartient. Et si une imprudente auditrice l’interroge demandant où se cache cette ville révolutionnaire de la psychiatrie, ce discret quinquagénaire s’enflamme et raconte la plus belle année de sa vie, son amour inavoué pour une jeune femme mystérieuse. Il raconte ses soirées au « 51 San Michele ».

Au fond il s’ennuie de la guerre.  

 

Celina a repris le cabinet de son père et collabore avec l’équipe de l’Institut provincial de psychiatrie qui n’interne plus aucun patient mais les traite en consultations ambulatoires. Il aura fallu plus de quarante ans et l’acharnement du professeur Weiss pour que les travaux du Dr Basaglia soient reconnus.

En fin d’après-midi elle boit un café au Garibaldi ou au Flora, là, distante, elle écoute ces vieillards et leurs successeurs qui se disputent encore les dangers d’une écriture trop « simple » avant de revenir à leurs dissertations sur l’inutilité de l’existence et sur l’horreur de la sénilité. Ils le font dans leur patois en ignorant les touristes et leurs appareils photographiques.

-          Toi, tu es la petite du dottore ?

-          Allez, laisse ton café, nous t’offrons l’apéritif, comment va ton papa ?

 

Parfois elle emmène Clara pour la sortir. Clara lui sert d’assistante, reçoit les visiteurs et répond au téléphone. Elle prend soin des chats, tous descendants de la « Malabotta ». On stérilise les mâles et elle ne garde qu’un petit à sa mère, les autres elle les endort à l’éther avant de les jeter dans la cuvette des WC. De cette manière il n’en reste jamais plus de trois ou quatre. Lorsqu’ils sont trop âgés elle les emmène à Opicina où le dottore les soigne avec tendresse. 

 

Le samedi Clara monte à la synagogue et s’arrête au retour sur la tombe de Dame Rachel, au cimetière hébraïque qui voisine celui des orthodoxes, via della Pace. La fille n’a jamais essayé de convaincre sa mère de la suivre. Elsa ne veut plus croire en Dieu.

 

Celina va parfois s’asseoir au chœur de l’église San Nicolo. Lucia préfère la grand-messe de la cathédrale San Giusto, elle aime « entendre » l’organiste jouer de son instrument.

 

Linuccia n’a jamais revu Jovan qui serait mort dans une prison de Ljubljana en 1955. En 1971 son médecin diagnostiqua un cancer du sein. Elle fut opérée et suivit une thérapie au cobalt. Un an plus tard des métastases envahirent son cerveau. Il n’y avait plus rien à faire. Un jour d’automne, sa fille Lucia conduisit sa malheureuse mère à Opicina où Falco survivait encore avec les chats de Clara. Il restait le dernier qui puisse l’aider.

Tandis que sa mère se reposait dans l’une des petites pièces de la maison de campagne, la sourde prépara du thé. 

-          Oncle Falcolinetto, je n’ose pas te le demander, j’ai peur, elle souffre. Mais…

-          Tu en as parlé avec Celina, elle doit connaître l’oncologue qui s’occupe d’elle ?

-          Oui, elle est allée le voir, il lui a dit que maman pouvait tenir encore trois ou quatre mois, il ne sait pas.

-          Va l’embrasser avant de partir. Je verrai avec elle, signa-t-il.

En soirée le vieux médecin aida sa sœur à se coucher sur le divan, en face de la cheminée. Il avait préparé du vin chaud. Les chats s’installèrent près d’eux.

-          On fait la chaise, Falco ?

-          Pourquoi pas.

Linuccia se tourna péniblement sur le côté et il se colla derrière elle.

-          Tu te souviens ?

-          Tu penses à Roberto ?

-          Mais non mon Falcolinetto.

-          Je suis fatigué, si nous partions ensemble ? Celina et Lucia comprendraient. Clara va s’en aller en Israël et sa maman n’y trouverait rien de mal. Plus personne n’a besoin de moi.

-          Mais, et les chats ? 

Au matin Falco appela le médecin du quartier qui constata le décès de sa sœur. Personne ne posa de question à l’enterrement qui eut lieu au cimetière serbo-croate. Cusin, presque aveugle et soutenu par son fils, lut un des textes posthumes de son ami Giorgio Fani, l’ « écrivain qui n’écrit pas ».

 

Chaque juillet, Elsa ferme la bottega et monte à Gorizia où les petits-fils des Cankar la reçoivent familièrement. Les autres femmes se réfugient à Villa Opicina, comme on a renommé maintenant cette banlieue, pour tenir compagnie à Falco qui ne parle plus qu’à ses chats et perd la raison.

Le monde d’un homme solitaire et craintif. Quand il sera l’heure, sur la tombe du cimetière, le très vieux Cusin, s’il n’est pas mort, accompagné des survivants du Garibaldi, fera poser une de ses sculptures, une femme nue avec une longue chevelure peinte en rouge, en souvenir des Sestani. La couleur d’un rouge vif attire les oiseaux qui chient sur la tête. Sur le socle il a déjà gravé deux prénoms : Linuccia e Falco, sans dates.

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