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Silence et paroles
25 janvier 2024

6.Risiera di San Sabba

Risiera di San Sabba

 

6

 

-          Julia, bigoudi, Sony, saucisse, le chien qui pue le chien et le poisson.

Celina avait emmené sa compagne à quatre pattes. L’hôtelier d’Osimo lui avait confirmé qu’on tolérait les chiens.

 

Ce 10 novembre 1975, elle assisterait de loin à la signature du traité mettant fin à l’existence de l’État libre de Trieste. 

 

Assise sur le lit de sa chambre elle apercevait la mer et, plus haut sur le littoral, Ancône et son port. La jeune femme ferma les yeux pour mieux imaginer son père sur le gaillard de l’Audace lorsque celui-ci fit escale, ici même, le 2 novembre 1918, 57 ans plus tot. Elle se souvenait de photographies jaunies et cornées qui montraient ce modeste torpilleur mouillant le lendemain au Molo San Carlo, pavillon tricolore en poupe, pionnier libérateur du Küstenland.

 

Elle avait aussi emporté les « carnets » de son père. Cet homme y avait compilé des milliers d’informations, deux décennies, précisément de 1939 à 1958 l’année de sa retraite. Il revenait parfois sur la période antérieure, par de mystérieux signes. Elle avait appris à deviner ces idéogrammes. Sa tante Linuccia lui en avait confié les clefs essentielles tant elle connaissait son frère par le coeur.  

 

Dans son premier carnet il s’adressait encore à Lucia, sa nièce, qui n’a qu’un an mais dont on venait de découvrir la surdité.

« Io e te inventeremo un linguaggio ». Le handicap de la fillette fut un prétexte. Sestan avait étudié à Vienne, appris l’allemand des Autrichiens, il parlait le patois triestin et entendait le slovène et le tchèque. Plus écouteur qu’intervenant, il avait passé des heures entières dans les deux cafés préférés de sa ville natale à observer ses amis déraciner le coeur des mots. Il avait soigné des centaines de psychopathes en tentant  d’éventrer le secret de leur douleur. Le médecin avait créé un idiolecte abréviatif. Lorsqu’il devait transmettre un dossier ou un rapport à l’un de ses confrères, sa soeur Linuccia traduisait d’abord ses commentaires avant de les mettre au propre.    

 

Le chien et sa maîtresse prirent le train jusqu’à Ancône. Ils se promenèrent sur la plage déserte.

Elle n’était pas encore née lorsque son père entreprit de réunir des notes personnelles et d’en voiler le contenu en utilisant des signes qu’il inventait. Craignait-il que de mauvaises personnes s’en emparent ou voulait-il permettre à sa nièce handicapée d’assimiler un langage visuel ? Celina découvrait un autre père. 

Falco Sestan n’avait jamais été un personnage important de la cité bien que respecté par sa famille, ses amis, ses patients et par le personnel de son Institut psychiatrique. Sa carrière politique avait été brève. Là encore il ne chercha pas la notoriété ou un quelconque pouvoir mais à défendre ses vulnérables aliénés. 

 

En 1939 son confrère et ami juif, Weiss, fut contraint d’abandonner la direction de l’asile de Gorizia et il choisit de partir aux Etats-Unis. Pour Falco ce fut un coup aussi dur que la perte de Basaglia. En psychiatrie l’isolement est dangereux, pour le médecin comme pour ses patients.

Heureusement il continuait à correspondre avec Schinkel. L’Autrichien avait repris le chemin de la faculté et s’était spécialisé en psycho-pédiatrie. Ses publications commençaient à être connues. Sa contribution lors du premier congrès en la matière, congrès tenu à Genève en 1927, accrut sa notoriété. A Genève ils avaient aussi retrouvé Emilie qui travaillait pour un comité de soutien aux Juifs en partance pour la Palestine.

Emilie vivait avec une très jeune femme d’origine portugaise et hébraïque, Esther.

 

Durant les années triomphantes du Fascisme, au Flora, comme au Garibaldi, les habitués abandonnèrent leur terrasse et se cachèrent à l’intérieur. Les attentats sauvages se multipliaient. Chaque jour la police arrêtait des nationalistes slovènes et annonçait avec fierté le démantèlement d’un réseau communiste. Les tribunaux les jugeaient dans la foulée... et les condamnaient sans appel.   

 

Giorgio Fani avait depuis peu un disciple. Un lycéen lui avait montré ses poèmes et l’ « écrivain qui n’écrivait pas » l’encouragea. Il le présenta donc à ses amis. L’adolescent défendait avec fureur l’irrédentisme ce que chacun comprenait car il était né à Capodistria. Les anciens le mirent en garde, qu’il ne confonde pas la démagogie fasciste et la juste cause des « Italiens » d’Istrie et de Dalmatie.

Faire la guerre en Afrique et en Espagne n’avait aucun sens à leurs yeux, reprendre Zara et annexer l’Albanie paraissait concevable à ces intellectuels.

-          L’Albanie est le berceau de notre culture.

Sestan écoutait en souriant.

-          Tu n’es pas d’accord, dottore ?

-          J’en viens à regretter les Habsbourg. Ils m’ont permis d’apprendre mon métier dans leurs meilleures universités, leur langue est riche et concise, nous avions notre Diète, Franz-Joseph laissait nos parents gérer leurs affaires, chacun avait le droit de voter, personne ne faisait de misère aux Slaves, aux Grecs ou aux Juifs. Nous pouvions passer les frontières pour aller en France, en Allemagne et n’importe où à travers le monde. Nous parlons italien. Non, je ne vois pas ce que l’Italie du roitelet savoyard nous a apporté de mieux. Reprendre la Dalmatie par la force ?  Alors c’est encore la guerre. Vous n’en avez pas assez de ces guerres ?

 

-          Tu vois, piccolo Gambini, le dottore ne l’ouvre pas souvent, je lui donne raison, fais bien attention de ne pas tomber dans les pièges de Benito. Les Italiens oublient que durant mille ans nous avons appartenu au patriarcat d’Aquilée, un diocèse immense qui remontait jusqu’au lac Balaton à l’est, jusqu’au Danube au nord et jusqu’à Côme à l’ouest.

 

-          Sestan, tu ne peux pas nier que le Duce nous ait sorti de la misère et de l’humiliation des années 20 ? Et puis il a fait de l’Italie une grande nation européenne. Ne l’écoute pas, petit, le dottore est devenu plus fou que ses patients. Pour le roi je suis d’accord, Victor-Emmanuel est un âne. 

 

-          Giorgio m’a demandé mon opinion, je l’ai donnée, rien ne vaut une guerre, et surtout pas l’Albanie. Désolé de te décevoir, Pier Antonio, aujourd’hui je ne me bats que pour mes « fous » ainsi que Giorgio les qualifie. Je ne mourrais pas pour l’Istrie, pas pour l’Albanie ou pour la Tripolitaine, pas même pour l’Arménie. Vous les écrivains et les artistes, intellettuali, vous croyez que c’est l’esprit de l’irrédentisme qui vous inspire. Que serait la Vénétie julienne si elle était restée la Dixième Région de l’empire de César ? Rien ! La langue italienne ? Mon cul ! Nos meilleurs poètes écrivent en patois, ce mélange de frioulan et de vénitien truffé de mots slaves et allemands. C’est là notre différence, celle qui vous a faits riches à l’instar de ces nababs d’Égypte, de Grèce et d’Arménie qui ont créé ce port affranchi par les Habsbourg, celle qui a permis à nos parents de commercer avec les Indes, la Chine et la Méditerranée, les encourageant à concurrencer la détestablissime Venise. Où est Rome, qu’a-t-elle accompli d’utile, si ce n’est d’admirable, pour notre cité ? Tiens, vous..., moi-même, de quelle école suis-je le produit ? De Vienne comme Basaglia et Weiss, les grands de la psychiatrie italienne, le premier, mort dans une misérable chambre de l’asile dont il fut le réformateur, l’autre, Weiss, les Américains l’ont reçu à bras ouverts en lui confiant la plus prestigieuse chaire de leur pays. Qu’a fait le Duce pour les Slovènes. L’irrédentisme, Gambini ? As-tu songé une fois dans ta vie à leur irrédentisme ? L’espoir d’une nation slovène. Pourquoi les Juifs sont-ils soudain suspects ? En 1922 le petit rat Hitler s’inspirait de Benito, son mentor. Aujourd’hui le chien tient le maître en laisse. L’empire d’Afrique, l’Espagne, l’Albanie, les lois raciales, quelle fortune pour les irrédentistes de l’Adriatique ? 

Pour calmer le jeu, Giorgio ramena la discussion sur Slataper et Ibsen. Là chacun retrouvait une certaine sérénité.

 

En rentrant chez lui Falco trouva la maisonnée remplie d’inquiétude. Linuccia le poussa dans son salon où normalement il consultait.

-          Tu dormiras ici cette nuit, il y a quelqu’un dans ton lit.

-          Je ne comprends pas, Jovan est de retour et tu le chasses de ta chambre ?

-           Imbecille !

Sa sœur lui expliqua que dans l’après-midi une femme était venue frapper à leur porte. La visiteuse paraissait à bout de force et terrorisée, un homme l’accompagnait, un certain Brosenbach. Elle l’avait reconnu.

-          Il est venu te voir il y a deux ou trois ans, tu n’as jamais voulu me dire pourquoi. ll m’a assuré que tu connaissais cette dame et que toi seul pouvais l’aider.

Sestan se leva d’un brusque mouvement, quitta le salon et ouvrit la porte de sa chambre. Le médecin découvrit Esther, l’amante d’Emilie, endormie. Sa chevelure rousse répandue sur l’oreiller.

-          Je vais à l’hôpital, annonça-t-il après avoir refermé la porte sans bruit. 

-          Mais c’est la nuit.

-          J’irai à vélo.

 

Au sous-sol de l’annexe des Reuniti on avait fait le ménage et les vieilleries déjà rangées avaient retrouvé leur envahissante poussière, recouvert leur désordre. Il se rendit à l’étage. Une soignante le bouscula dans son bureau.  

-          Dottore. La bande à Chiari va faire une descente cette nuit. Il cherche un groupe de Juifs étrangers qui ont disparu du ghetto.

-          Mais…

-          Cosa credi ?

-          Et où sont-ils ?

-          Nous les avons mis dans les lits avec nos malades.

-          Chiari n’est pas un imbécile il demandera à voir les dossiers.

-          J’ai ressorti d’anciens classeurs, il n’y verra rien si nos pensionnaires arrêtent de faire les fous, cette aventure les excite.

-          Préparez leur du thé et ajoutez-y de la valériane.

 

ll s’enferma et tenta de réfléchir. Le personnel le suivrait encore, voilà qui le rassurait, comment contacter Brosenbach ? Chiari avait dû être informé.

Et lui ? N’était-il pas le dindon de cette tragique farce, lui qui ne voulait que traverser ces maudites années en protégeant sa famille. Il se ressaisit et fit une rapide tournée des chambrées. Parfois les infirmières avaient couché deux « malades » dans un même lit ce qui n’avait rien d’extraordinaire. Comment réagirait un schizophrène en présence d’un exilé juif à ses côtés, un juif qui ne comprenait pas un mot d’italien ?

-          Toi, tu es un chien, tu souris et tu aboies si on te parle, compris ?

-          Verstanden, Doktor.

Il s’était adressé en allemand à un maigrichon qui tremblait de peur.

-          Ich habe ebenso Angst, wie du. Carlo, le monsieur là, c’est ton chien, protège-le, hein? mais ne l’ennuie pas il pourrait te mordre.

-          Il mio cane ? Ho sempre sognato di avere un cane, grazie !

Par chance ces fuyards n’étaient qu’une dizaine.

 

Vers minuit les miliciens envahirent l’annexe, Chiari en tête. Ils foncèrent au sous-sol remuant la poussière dispersée par les infirmières.

Sestan les attendait dans son bureau.

-          Sestan ? Tu travailles la nuit maintenant ?

Le pingouin n’était pas intelligent mais rusé. Il avait acquis une certaine expérience depuis que le parti l’avait lancé à la chasse aux « étrangers ». Il ramenait ses quotas de sans-papiers que l’OVRA se chargeait ensuite d’interroger et de charcuter à la Risiera di San Sabba, convertie en centre de détention.

-          Je sais ce que tu cherches, alors cherche.

-          Mes informateurs ne se trompent jamais.

-          Et si on t’avait envoyé ici pour un autre motif.

-          Quoi ? Toi, on t’en voudrait à ce point ? 

-          Aujourd’hui ne pas prendre sa carte du parti, c’est une provocation. Mais je te l’ai déjà dit, je suis un ex-conseiller du parti populaire, un catholique et rien de plus, ça déplaît à certains qu’on me laisse encore diriger cet asile de fous.

-          Directeur, ça n’est pas la gloire. Des envieux, des jaloux ? Tu m’étonnes.

Ils firent ensemble le tour des étages. Lorsque Chiari posait une question à un vrai ou à un faux malade, il n’obtenait que d’ahurissantes réponses, des jappements, des cris d’oiseaux ou un salut fasciste. Chiari renvoya ses hommes.

-          Bravo ! Je t’aime bien Sestan et puis, qui sait, si jamais, tu pourras témoigner en ma faveur.

-          Je le ferai sans hésitation, moi aussi je t’aime bien.

Falco sortit une bouteille de grappa et en remplit un verre au milicien. Il l’aida à boire.

-          Putain, elle est bonne, toujours de chez ton beau-frère de Gorizia ?

-          Mon beau-frère ? Pas revu depuis deux ans. Mais ses parents restent les fournisseurs de notre bottega de San Michele. Jambons, salamis, malgré la crise il reste une clientèle qui a les moyens de payer la qualité. Si tu veux je te ferai livrer, quoi ? Cinq, dix jambons ?

-          T’en fais pas, je passerai en personne, parait que ta sœur a eu un bébé. Le papa ?

-          Ma sœur est aussi folle que mes internés depuis la mort de son fils. Qu’elle fornique à Opicina avec m’importe qui, je ne veux pas le savoir du moment qu’elle reste en vie. Il y un an elle ne parlait que de se jeter par la fenêtre. Alors ! Tu n’es pas moins secourable pour les tiens, non ?

-          Je passerai chez toi, je passerai.

-          Et souviens-toi, quand tu auras besoin de moi je serai là, quoiqu’il arrive. Tu y penses de temps en temps ?

-          Personne ne me prendra vivant.

-          Tu te tireras une balle ? Comment t’y prendras-tu ?

Sestan accompagna sa répartie d’un geste des deux bras. Cynique.

Les informateurs de la milice surveillaient donc ses activités et sa famille. Qu’allait-il faire d’Esther ? Un problème après l’autre, compartimente, souffla le sage Kratochwill.

Conseiller à sa sœur d’afficher le comportement d’une débile mentale n’était pas un obstacle. Linuccia reportait sur son bébé l’excessive et tendre affection qu’elle avait eue pour son défunt Bruno. Le handicap de Lucia accentuait encore cet amour délirant. Clara, la fille d’Elsa l’ancienne prostituée, dormait avec la petite sourde. Elles avaient trouvé leur complicité, par gestes, par clins d’œil, par éclats de rire. Le silence de l’enfant tranquillisait l’anxieuse adolescente.

 

-          Si ce salopard de Chiari débarque ici, cachez-moi cette fille. Je connais ce cochon, Clara est de cette chair fraîche dont il se régale.

 

Il avait oublié Esther. Elle était reposée, coiffée, souriante.

-          Parce qu’elle est chez moi, elle s’imagine en sécurité ?

-          Falco ? Mon Falcolinetto ?

-          Rien Linuccia, j’ai peur. C’est tout. Je n’ai pas choisi ce qui nous arrive. 

 

L’intruse raconta son départ de Genève. Emilie voulait la précéder en Palestine. L’infirmière avait cru organiser au mieux la fuite de son innocente dryade. Hélas le passeur n’avait pu traverser la frontière française et rejoindre Nice comme prévu, il avait été forcé de revenir en Suisse et de descendre vers le Tessin, ce qui fit un grand détour. De là il espérait encore rejoindre la Côte d’Azur et leur point de ralliement. Le troupeau se décourageait et s’épuisait en déplacements pénibles et de plus en plus dangereux. A bout de courage, leur guide s’orienta vers le port de l’Adriatique, le « Port de Zion » d’où des milliers de Juifs avaient autrefois transité sans ennui. Brosenbach prit le relais et improvisa la suite en les cachant au sous-sol de l’Institut. Esther lui avait parlé du docteur Sestan et il l’avait alors conduite jusqu’à la rue San Michele. 

-          Il m’a donné cette lettre pour toi.

 

Brosenbach l’attendrait à l’Etoile Polaire entre dix heures et midi ou au café Tommaseo dès trois heures de l’après-midi.

-          Toi et Carla, vous ne mettez plus le nez à la fenêtre. Si Chiari s’invite, Beppa tu les caches. Linuccia, n’oublie pas, tu es folle, et avertis Elsa à la bottega, qu’elle vous alerte si elle aperçoit des uniformes. Qu’elle ne parle à personne. Elle connaît le pingouin et son appétit pour les nymphes.

Le médecin sentit une fatigue l’écraser, il avait eu très peur. Roberto, pourquoi ne rentres-tu pas, toi tu saurais nous sortir de là. Où était-il ce frère disparu il y a plus de vingt ans ? Il fallait agir. Agir ?

 

En sortant Falco fit un signe complice à Elsa qui l’observait de la boutique tandis qu’il enfourchait sa bicyclette.

-          Un professore come lei che deve sportarsi a bicicletta !  Che miseria.

Sestan disparut au coin de la rue. Au Garibaldi ses amis s’étonnèrent de le voir entrer si essoufflé, la chemise trempée. 

-          Je vous expliquerai !

Il continua sans son vélo, s’échappant en longeant les murs. Si un milicien l’avait suivi, il y avait une chance pour qu’il le croie en train de boire son apéro avec sa bande de refaiseurs de monde.      

Au Tommaseo, par prudence, il attendit avant de prendre une table. On lui servit sur le zinc un café serré dans une de ces machines inventées depuis peu par ces Hongrois, les frères Illy. Brosenbach lisait le Piccolo près d’une des solides colonnes de soutènement.

 

-          Alors ?

-          Alors quoi ? Vous avez récupéré vos gens à l’annexe ? Chiari n’a plus de bras mais il est moins bête qu’il en a l’air, l’enragé. Il ne me lâchera pas.

-          Ils sont en  lieu sûr, calmez-vous, on attendra. Esther… Je lui ai obtenu des papiers, enfin de vrais faux papiers d’un ami diplomate, elle reste portugaise mais elle devient catholique ce qui ne surprendra personne. Esther sait vos prières, le seul problème c’est qu’elle ne parle pas très bien l’italien. Son anglais et son français passeraient mieux mais ces nationalités ne plaisent plus depuis quelque temps, Portugaise c’est préférable. Je lui ai trouvé un ordre de mission de la Croix rouge, il devrait suffire à justifier sa présence en Italie. Les cachets de la douane suisse sont authentiques, j’ai encore un certificat de naissance et trois fausses lettres de sa famille. Si l’OVRA lui tombait dessus, personne ne pourrait rien lui reprocher, sinon d’être charmante et rousse ce qui fait déjà beaucoup. Au pire on la renverrait à la frontière helvétique. Vos infirmières et vos assistants ne nous sont pas hostiles, vous pourriez la faire passer pour une de vos stagiaires. Mais je vois une meilleure solution. Sestan, épousez-la ! Elle aura bientôt trente ans et vous cinquante, rien de choquant. 

 

Il venait de vivre vingt-quatre heures d’angoisse et cet homme l’invitait à se marier !

 

......................................

 

Celina posa un carnet sur son lit et se souvint d’une autre époque moins lointaine, celle où son père organisa les funérailles de la gentille Beppa. Était-ce en 1947 ? Impossible de faire le tri, ce que sa mémoire avait gardé et ce que Linuccia et Clara lui racontèrent plus tard. 

Sestan voulait que cette fidèle servante dorme le reste de ses jours en sa terre slovène. Les soldats anglais et néo-zélandais ne protégeaient que les points stratégiques. De leur côté les Yougoslaves avaient installés des miradors et des barbelés.

Il fallut d’abord transporter la morte jusqu’à Gorizia, ville rendue à l’Italie. Le neveu d’Emilio sortit l’Hispano du hangar de Muggia. La défunte voyagea assise sur le siège arrière ! 

Gorizia était coupée en deux par une frontière qu’on croyait encore provisoire. Jovan accepta de l’aider. Ses parents avaient pu l’alerter. Le Slovène portait un uniforme de l’armée titiste mais rien ne l’empêchait de franchir les lignes de démarcation. Il connaissait depuis son enfance les forêts entourant sa ville natale.

 

Son père avait choisi de l’emmener, elle, Celina, petit rien. Les Sestan avaient aimé Beppa, cette humble femme, et la traitaient en cousine sortie de sa campagne. La servante slovène avait su tenir sa place. Il lui était arrivé de protester, d’intervenir dans un conflit familial en prenant toujours le parti des enfants. Elle adorait Roberto et avait nourri Linuccia de son lait. La tendresse qu’elle offrit et reçut en partage l’avait aidée à oublier son bébé mort-né. A Noël et à Pâques elle accompagnait ses employeurs à la cathédrale San Giusto et s’asseyait avec sa patronne sur le côté réservé aux dames de la bourgeoisie.

 

Le cortège funéraire se mit en route durant la nuit en évitant les barrages. Quatre solides paysans portaient le cadavre sur un simple brancard. Falco prit sa fille sur ses épaules pour lui épargner trop de fatigue.   

 

Celina ôta les écouteurs de son « transistor » et se pencha vers sa chienne :

-          Tu sais Julia, je revois tout, et personne n’a pu me le raconter. C’est la première fois que je voyais le jour se lever. Je n’avais pas peur car mon père me tenait par la main et puis Beppa dormait pour toujours, devant nous, allongée sur l’herbe humide. Ils ont fait un trou et l’ont déposée doucement au fond. Après chacun a ouvert son sac et nous avons mangé du salami et un gâteau, une gubana. Mon papounet et ses amis buvaient du vin, je ne comprenais pas ce qu’ils disaient.

 

Le soleil se coucha sur Ancône. Elle reprit les cahiers et poursuivit sa lecture.

Se marier ? Sestan n’y avait jamais songé. Il n’avait pas oublié cette jolie rousse croisée à Genève en compagnie d’Emilie et de Schinkel.

-          Esther n’est pas à vendre avait plaisanté ce dernier.

 

Il observa Brosenbach qui souriait.

-          L’idée n’est pas désagréable, Esther est une femme charmante et moderne, qu’elle ait un penchant pour les gens de son sexe n’est pas un obstacle insurmontable, si j’ose employer cette expression. Ces dix dernières années j’ai dû provoquer au moins une centaine de mariages blancs. Plus tard, vous vous séparerez à l’amiable. 

-          Mais j’ai vingt ans de plus qu’elle ! 

Autrefois Brosenbach, qui s’appelait maintenant Constantini, avait été un excellent vendeur d’exotiques voyages. Il n’avait jamais été à Londres, pas plus à Constantinople ou à Zagreb, Salonique ou Athènes mais il savait en parler si merveilleusement que la Compagnie de l’Orient Express lui avait confié ses campagnes de promotion.

Que le médecin évoque une question d’âge suffit à le convaincre que l’affaire était en bonne voie. Les clients difficiles résistaient et argumentaient sur le prix ou sur l’opportunité de la dépense mais si soudain ils s’inquiétaient de savoir si le compartiment possédait ses propres commodités ou combien de temps le train s’arrêterait à Venise ou à Paris, alors le reste n’était plus qu’une formalité d’emballage. Qu’elle préfère les femmes pouvait tenter le psychanalyste, conclut mentalement l’ancien promoteur de l’Orient Express. Nous sommes tous pervers. Lui aimait l’ambiguïté, les travestis. « Elles » affichaient leur féminité en écrasant leurs organes dans d’étroits dessous. Constantini restait fasciné par leur mélange de tendresse, de honte et de désir de séduction. Homme et femme, également. Il revint sur terre.

-          Vous avez peu de temps pour y réfléchir, dottore. 

 

L’épouse du patriarche fit entrer Falco et Esther dans le modeste logement qui voisinait l’église orthodoxe de San Nicolo. Sestan avait hésité, pourquoi pas celle de San Spiridone ? Esther avait d’abord protesté et jugeait le projet indécent. Des rumeurs de rafles la ramenèrent à la raison, une « raison » qu’elle fuyait depuis toujours. Elle avait abandonné son Faro natal pour étudier à Londres, ses parents voulaient la marier d’urgence à un vague cousin. En Angleterre elle fut ravie par cette infirmière hardie et audacieuse qu’elle croisait au dispensaire de la Croix-Rouge où l’on soignait sans frais les étrangers démunis. Rousse, insolente comme elle. Qui avait vaincu l’autre ? Ces dernières semaines d’errance avaient eu «  raison » de sa résistance. Alors ? Esther en voulait à son amante de ne pas l’avoir prise... avec elle. Se marier ! 

 

Le vénérable religieux se fit juste attendre le temps nécessaire au brossage de sa barbe. Ce Grec avait gardé sa coquetterie. Selon lui, en ces années difficiles, il était indispensable de protéger une certaine dignité.

-          La dignité commence par l’apparence.

Le médecin lui confia l’entière vérité, enfin presque, d’abord qu’il était catholique, qu’Esther était juive et portugaise et que ce projet de mariage visait à protéger cette femme d’une possible déportation.

-          Alors vous ne vous aimez pas ? Le patriarche en prit l’air déçu. Vous faites un couple convenable, approprié, poursuivit-il peu soucieux d’apprendre que ces fiancés d’occasion n’appartenait pas à son Église.

Les deux visiteurs furent surpris par cette banale question, plus encore par le constat. L’un et l’autre n’avaient pas jusqu’ici considéré cet aspect harmonieux. Falco ne l’aimait pas, il la désirait. Esther restait fidèle à Emilie, consciente de l’envie qu’elle avait éveillée chez son protecteur, dès leur première rencontre, à Genève, dix ans plus tôt ? Depuis son départ du Portugal cette jeune femme avait croisé des hommes et appris à lire leurs yeux, elle savait différencier le battement d’un cœur et l’appétit du ventre, et inversement.

-          Dr Sestani, vous êtes bien le petit-fils de Serge Sergiasestan ?

-          Oui mon Père. C’est lui qui a choisi de raccourcir notre nom de famille, et depuis mon incorporation dans l’armée je suis devenu « Sestani ».

-          C’est mieux ainsi en cette triste période que nous essayons de traverser sans trop d’ennuis.

On aurait pu croire qu’il parlait de Moïse ouvrant un passage à travers la Mer Morte.

La Juive avait préféré ne pas évoquer sa relation saphique, n’en demandait-on pas  trop à cet humble fonctionnaire du Très-Haut ?

-          Vous serez contraint d’apprendre les formules du sacrement. Nous nous partageons un seul Dieu, Il ne verra donc rien d’offensant à cette cérémonie. Vous réglerez chacun un éventuel problème avec votre conscience. Falco, je le ferai en souvenir de ton grand-père. Il avait certes abandonné notre chapelle pour simplifier l’éducation de ses enfants et tranquilliser sa belle-famille catholique. Mais il revenait souvent pour notre Noël, ton père l’accompagnait parfois... Beaucoup ont cru que le Duce ramènerait la paix et la prospérité, j’étais de ceux-là, trop longtemps. Aujourd’hui encore, bien que nous ayons pris quelques distances, notre communauté s’efforce de satisfaire les exigences du régime. Tu es sûr de toi, l’enregistrement de votre mariage civil ne sera pas contesté ?

-          Les bans ont été publiés la semaine dernière, j’ai pu produire les certificats nécessaires. Personne n’a manifesté la moindre opposition.

-          C’est vrai, les tiens ont toujours été respectés par notre bourgeoisie et nos élites, et tu es un des glorieux officiers qui débarquèrent de l’Audace, et médaillé, tu diriges un Institut dont on se moque mais qui rend un service précieux à une communauté qui craint la folie et préfère t’abandonner ses « simples d’esprit ». 

-          Où sont les fous aujourd’hui, commenta le médecin.

-          Fous sanglants ! Qu’est-ce que la Grèce lui a fait pour qu’il l’attaque sauvagement ?

Le religieux se signa plusieurs fois en fermant cette brusque et furieuse parenthèse.

-          Pardon Seigneur. Et vous, mademoiselle, avez-vous envisagé que cette union, sans l’amour du cœur, puisse entraîner une passion volatile des corps ? Si un enfant devait naître, accidentellement ajouta-t-il en souriant, vous devez me promettre de veiller sur lui tels deux parents attentionnés et affectueux. 

 

Sestan considérait ce mariage comme une épreuve de force ou de vérité. Lui qui refusait si souvent de faire face, préférant la pirouette à un conflit, combien de fois n’avait-il pas perdu un chemin pour suivre son mensonge, lui, soudain choisissait de résister à la démence fasciste, et de quelle étrange manière ! Les aspects plus intimes de cette alliance ne l’intéressaient pas, pas à ce moment-là. Cette rousse éprouvait son désir, cela lui plaisait, mais le psychanalyste considérait cette attraction normale ou banale, sous un aspect médical, pensait-il.

    

En apparence, aucun document n’avait éveillé la moindre suspicion de l’administration municipale. Les fonctionnaires lui avaient posé deux ou trois banales questions et transmis le dossier aux services des affaires raciales. La nationalité de sa fiancée paraissait  acceptable puisque le Portugal affichait une neutralité de façade. Salazar manifestait une complice sympathie pour le fascisme, tout en permettant aux Anglo-américains d’utiliser ses bases des Açores.

De son côté, son statut de responsable de l’Institut psychiatrique des Reuniti semblait digne de respect, son passé de soldat plaidait aussi en sa faveur. Oublia-t-on qu’il n'était pas membre du parti ?

 

Durant la période qui suivit, une ardente fièvre saisit la maisonnée, chacune oubliait ou feignait d’oublier la réalité. La perspective de ce mariage permettait d’espérer un temps meilleur ou de se souvenir de périodes heureuses. L’évocation de bonheurs passés stimule l’hypophyse qui elle réduit l’émotivité et favorise ainsi une résistance à la dépression. En somme le bonheur se choisit.

 

Après la cérémonie religieuse à l’église San Nicolo, mariés, familles et invités se retrouvèrent dans la grande salle du café des Miroirs. 

La bande du Flora s’était déplacée, renforcée de ses femmes et de sa marmaille, celle du Garibaldi avait fait la paix, pour l’occasion, avec sa dissidence du Nazionale. Rares furent ceux qui s’étonnèrent de voir ce célibataire passer sous les fourches caudines du mariage, l’épousée était séduisante, à elle seule sa chevelure rousse déchaînait de malicieux fantasmes. D’honnêtes familles catholiques s’interrogèrent sur le choix du médecin. Elles reconnurent cependant que la cérémonie orthodoxe avait eu de l’allure. Les élus fascistes de la municipalité envoyèrent une importante délégation, les plus âgés portaient, en plus de leur chemise noire, un ridicule pantalon et chaussaient des bottes d’équitation. Sont-ils montés jamais sur un cheval, pensa Giorgio Fani  en tirant sur sa pipe ? Deux tables avaient été réservées au personnel de l’annexe des Reuniti ainsi qu’à une poignée d’internés présentables. L’apparition de Chiari et de ses lieutenants surprit et ennuya plus d’un convive. Si la bourgeoisie s’accommodait du fascisme elle en méprisait ses commis.   

 

Le Professeur Emilio Servado fit un discours plein de finesse. Il évoqua l’épopée du grand-père Sergiasestan, vieille de plus de soixante-dix ans, loua le courage de cet Anatolien sans futur, glorifia la générosité triestine qui sut ouvrir son cœur à ce travailleur endurant. Le neurochirurgien aborda sans hésitation la carrière de son confrère, son engagement dans l’armée autrichienne, improvisa un réveil de sa conscience irrédentiste et s’enflamma en concluant sur l’odyssée du capitaine Sestani, sa brillante médaille et son retour triomphant à bord de l’Audace. 

-          Il en fallait un d’entre nous sur l’Audace ! Ce fut notre Sestaaaaaani !

Parler de son activité de psychiatre n’aurait pas fait bonne impression. Pas plus qu’une allusion à son intérim à l’asile de Gorizia. Il mentionna en concluant que la Bottega de la rue San Michele vendait d’excellents tabacs ! 

 

Lorsqu’il entreprit de vanter les qualités de la mariée, Servado compila une large quantité de clichés poétiques, croquant les splendeurs du littoral portugais que pourtant celle-là n’avait jamais connu, ne craignant pas d’amalgamer les génies de Vasco de Gama et Fernando Pessoa, que ce neurologue avait lus à la recommandation de James Joyce, précisa-t-il.

-          Qui c’est ce Joyce, ironisa un invité à la table des « Nazionale » ?

Cette diversion littéraire permit à l’orateur de renvoyer deux ou trois piques vers ces sécessionnistes qui répondirent en lançant de joyeux houhou…

 

Evoquer l’Irlandais ne pouvait que plaire aux fascistes présents, ils applaudirent.

-          Viva, viva, Duce, Duce, Duce ! Irlanda libra !

 

Avant de partir, Chiari s’approcha de Sestan, ils trinquèrent. Le médecin vidant son verre tandis qu’il portait l’autre aux lèvres du double manchot.

-          Je te félicite, dottore, et tu sais ce que cela signifie.

-          Chiari de Monfalcone, nous nous connaissons depuis vingt-cinq ans, je resterai ton ami jusqu’à la fin de nos jours et tu sais ce que cela signifie.

Linuccia fut surprise d’entendre son frère s’exprimer ainsi car, au-delà des ruses et des intrigues, elle crut sa repartie sincère. C’était là un des mystères de son Falcolinetto ou l’une de ses troublantes contradictions. Son frère avait toujours été le plus croyant des Sestan. N’avait-il pas songé à devenir capucin ? Son italienne de mère, pourtant bigote, avait tenté de refroidir cette ardeur mystique. Sa soeur ne pouvait concevoir qu’il ait oublié la limite du bien et du mal, que cette limite soit définie par Dieu ou par les hommes. Linuccia comprenait le psychanalyste, son devoir de tolérance, le prêtre raisonnable et affranchi qui osait négocier ses dogmes le temps d’une consultation.

-          Comment ce grossier personnage a-t-il osé s’inviter ?

-          Il ne s’est pas invité, c’est moi !  

 

.......................................

 

Bien que prisonnière de son silence, Lucia gagnait en assurance. Esther prit le relais de son époux et compléta ce langage des signes qu’il avait rénové en s’inspirant d’un ouvrage de Jacob Pereira. L’enfant poursuivait sa démutisation et apprenait à lire sur les lèvres. Une inconditionnelle complicité unissait Clara et Lucia. Clara, fille d’Elsa, prenait les formes d’une jeune femme. Mais elle refusait de sortir seule.

 

Chaque samedi Sestan emmenait ses dames et demoiselles à Opicina. Avec les années Linuccia, qu’Elsa secondait, avait amélioré le confort de cette maisonnette. A l’origine ce pavillon ne devait servir que de résidence estivale. Maintenant l’habitation résistait mieux aux vilains coups de la bora. Si nécessaire, les vacanciers pourraient y passer l’hiver et se chauffer.

 

Depuis six mois des unités italiennes se battaient avec les Allemands en Russie. Une angoisse remplaçait l’autre. On craignait moins les dénonciations et les descentes de l’OVRA que l’appel sous les drapeaux d’un père ou d’un proche.

Sestan ne pouvait oublier ce frère disparu vingt-sept ans plus tôt alors qu’il servait un empereur germanique. Quelle ironie, songeait-il, l’Italie sur le front de l’Est !

Esther retrouvait à peine sa bonne humeur que déjà les radios alliées annonçaient de plus proches et violents combats, en Afrique du Nord, en Sicile. Elle se réjouissait un moment de la progression des forces américaines avant de sombrer dans de profondes angoisses.

Les mariés dormaient chacun de son côté. Falco avait installé un lit de camp derrière son bureau et elle occupait la chambre.  

Le patriarche de San Nicolo avait prévu un rapprochement des corps. Esther en prit l’initiative. Ce fut une passion dominée, conduite par la peur. La peur pimente le plaisir. Ils ne s’aimaient pas, ils se respectaient et témoignaient l’un pour l’autre d’une patiente tendresse.

-          Si un jour ce cauchemar s’achève, me rendras-tu ma liberté ?

-          Te l’ai-je volée ?

La maisonnée flaira cette riconciliazione en raison d’un usage intempestif et nocturne de la salle de bain. Chacune s’en réjouit. Linuccia se moquait avec gentillesse d’un réveil tardif de son frère, frère qui fonctionnait pourtant mieux qu’une horloge neuchâteloise, debout aux premières heures, couché le dernier. Ces « pertes de temps », qu’il fallait compenser, espacèrent ses escales au Garibaldi et au Flora. Là ses amis et ici les vieux compagnons de son père comprirent qu’il était amoureux de sa femme. 

-          Tu en as mis du temps !

En juin 43, Esther catastrophée lui annonça qu’elle attendait un bébé. Il la rassura avec maladresse en lui confirmant qu’elle resterait libre de choisir son destin la paix revenue.

-          Et tu garderas l’enfant.

-          Fais-le, on se le disputera plus tard ! 

 

Ce fut Elsa qui trouva les mots pour qu’elle ravale ses larmes et son hoquet. Seules, elle raconta ses vies, celle de la juive abusée, de femme trahie, celle de prostituée et ces dernières années à gérer la bottega pour le compte des Sestan et des Cankar.

-          Il a raison, fais d’abord ton bébé, tu verras ensuite. Cet homme-là n’est pas facile à comprendre mais il est sensé.

-          C’est cette sagesse qui me fait peur. Je hais la raison.

 

Lui ? Il n’avait pas imaginé son mariage, et encore moins projeté une descendance. Une fois de plus Falco se rendait compte du peu qu’il avait choisi dans sa vie. Sa prochaine paternité lui rendait courage dans un environnement qui se dégradait de jour en jour. Le médecin ne put se retenir, il avait besoin de partager sa fierté de mâle avec les habitués du Garibaldi, des gens plus proches de sa génération que les piliers effrités du Flora. Il rentra tard, comme souvent son père autrefois.

-          Tu en as mis du temps !

 

Ce soir-là Esther refusa de partager son lit. La future mère aurait pu prétexter qu’il avait trop bu, elle ne le fit pas, Linuccia, Elsa et Clara le penseraient, cela suffisait. On improviserait la suite. Falco retrouva le grabat, derrière son bureau. Il ne se souvenait pas s’être enivré. Autrefois, à de grandes occasions, son père les laissait boire un peu plus, Roberto et lui. Son frère aimait boire. Une nuit qu’il avait trop fêtée avec ses amis, il vomit son soul dans le lavabo de la salle de bain, ce qui boucha l’évacuation. Il réveilla Falco et lui demanda de nettoyer ses souillures. Le puîné essuya les immondices, décrassa le lave-mains et retourna se coucher. Il y avait entre eux deux une relation naturelle de dominant dominé, telle que la décrivait Kratochwill dans ses travaux sur les relations intrafamiliales liées au contrôle naturel du pouvoir. Le phénomène se retrouve dans chaque espèce animale comme l’enseignait alors Lorenz à l’université de Königsberg.    

 

Au matin il considéra sa situation conjugale en l’analysant avec froideur, c'est-à-dire en psychologue. Son épouse ne lui avait pas cédé, elle s’était donnée pour exorciser trop d’angoisses accumulées et accessoirement, peut-être, en payement de l’aide apportée. Il prenait aussi en compte un brusque flux hormonal. Porter un enfant pouvait lui sembler une trahison envers son amante, amante coupable d’une faute grave : être absente. Le médecin se rappela la sentence du vieux gynécologue viennois :

-          Tout a un prix.

Le professeur s’empressait de développer son argument de peur que ses élèves le suspectent de ladrerie. Il expliquait alors que le besoin de revanche appartient à notre inconscient. Weiss avait développé et exposé cette théorie lors du congrès de Florence de 1933 en s’appuyant sur des observations cliniques. La repentance et le pardon n’existent pas. Ils ne sont que des formules courtoises aux origines moyennageuses et s’apparentent à la main tendue en signe de non-agression. Tout se paie. La meute a ses lois. L’histoire et la littérature en témoignent. Fiume et les amants de Vérone. Culpabilité et générosité sont autant d’illusions. Le fautif n’est pas de force celui qui transgresse un code de sociabilité, il est d’abord celui qui apparaît infâme, le juif, la sorcière, l’homosexuel, l'handicapé physique et le déficient mental. L’aliéné n’est-il pas, en droit romain, celui qui cède son bien à autrui. Der Geistesgestörte. L’homme généreux est à lui seul un provocateur dès qu’il abandonne son trop à moins fortunés que lui. Son mérite devient une mauvaise action.      

Le Dr Sestan s’accommodait de ce théorème sur la culpabilité en conseillant à ses patients de se tourner vers l’infini, la clémence divine.  

-          Ne pardonnez pas à votre ennemi puisque ce pardon n’est qu’un artefact, priez Dieu de le faire.

Ce mélange opportun de foi religieuse et de raison, pour autant que la psychanalyse appartienne à ce dernier domaine, ce mélange lui plaisait. Combien de fois ne s’était-il pas disputé avec gli intellettuali du Garibaldi à ce sujet.

-          Prenez vos distances si cela favorise votre créativité artistique mais quoi de bon à priver un docker ou un campagnard de ses croyances ou de son vin si vous ne lui offrez rien en échange. Pourquoi décourager une mère qui n’a que la prière pour espérer le retour de son fils ?

-          Il faut d’abord détruire pour mieux reconstruire. La guerre est l’hygiène du monde, rétorquait Cusin, reprenant les termes du manifeste futuriste de Russolo.

-          Et tu comptes motiver tes ouvriers en leur promettant quoi ? Compassion, partage, un juste salaire ? Là c’est Giorgio qui se souvenait de ses racines internationalistes !

-          Du bruit ! Faisons du bruit, lançait Cusin en diversion, toujours en référence à ses amis Futuristes.

 

Falco attendrait. Il choisit de se montrer amical et rassurant envers son épouse. Sa femme l’attirait physiquement mais il comprenait qu’elle ne lui appartiendrait jamais, quel que soit le sens accordé à cette possession. Il espéra malgré tout que le diable  l’envahisse à nouveau tant il aimait caresser son corps.

 

A l’affût de ce dantesque miracle qui le ramènerait aux enfers, il reprit le plus facile chemin de la Pescheria. Dame Rachel bénéficiait encore d’une fragile immunité ou alors on respectait son âge. Depuis peu la tenancière lui réservait une fausse rousse qui connaissait la conduite de son métier. Esther avait un corps désirable, hélas elle imaginait que cela suffisait infiniment. La fausse rousse, mais authentique artisane, associait ce qu’il fallait de coquinerie et de tendresse. Leurs caresses épuisées, ils s’en allaient manger un copieux repas aux Specchi. La monnayeuse d’amours appréciait la considération de son adorable client et pour un moment elle jouissait d’une éphémère respectabilité. Elle avait encore un goût sûr pour choisir leurs mets.

-          Tu sais, nos épouses ne sont pas des saintes. Elles calculent tout. Je te parle en médecin des âmes, ironisait-il.

-          Je t’entends mon bel ami, je t’entends…Ta femme est-elle si laide ?

-          Laide ?

-          Ou alors personne n’a jamais fait son éducation ? Tu pourrais lui apprendre ? Le secret de la recette est dans le dosage des ingrédients. Tu es trop pressé.

Il se perdait alors dans des théories sur la frustration et la jalousie. Elle n’écoutait pas,  préférant observer l’entourage et souvent la distraite, bouche pleine, coupait son locuteur pour pointer d’un doigt un consommateur.

-          Tiens, c’lui-là, tu sais ce qu’il me demande… 

-          On ne montre pas du doigt !

Falco, d’une semaine l’autre, découvrait ainsi le côté pile de la bourgeoisie triestine. Rentré chez lui, le médecin se pressait de noter ces informations de première main dans un de ses cahiers. Il le faisait, croyait-il, en consciencieux anthropologue. La lubricité et parfois son rejet sont les mamelles de la psychanalyse, répétait Kratochwill, l’asexué ne présente aucun intérêt. Le désir tend à satisfaire un manque, l’être intelligent objective et imagine ce manque pour mieux le combler. Falco n’allait pas au bordel par besoin mais pour s’instruire. L’analyste est un vicieux à qui ses maîtres ont appris l’art de la compartimentation. Aussi pur qu’un prêtre, il ne saurait comprendre les confessions de ses patients. Le médecin reste un thérapeute sans assurance divine. Sestan rusait depuis toujours avec sa vulnérabilité.

-          Falco, tu ne vaincras jamais ta peur, elle fait partie de ton être.

 

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Le journaliste annonça avec émotion et solennité l’intervention radiophonique du roi. Sestan n’avait aucune considération pour ce médiocre prince de Savoie qui poursuivait l’œuvre usurpatrice de son grand-père Victor-Emmanuel II. Les fondateurs du Risorgimento rêvaient d’une Res publica, le Savoyard et Cavour en firent un royaume de pacotille. Le sujet revenait souvent au « Garibaldi », l’un ou l’autre ironisant sur les oublis  opportuns de Slataper à sa grande époque de La Voce. L’espoir d’une « Renaissance » italienne avait entraîné avec lui l’idéalisme des irrédentistes. Et ensuite ceux-ci avaient fait bon ménage avec cette caricature de l’Unité italienne.

Victor-Emmanuel annonça l’armistice. L’Italie cessait de se battre ! Le Duce était en résidence surveillée !

 

Étrange ville ! Les rues se remplirent d’une populace en délire. Chacun paraissait...  délivré, soulagé d’un poids. La paix !

Sestan revécut l’accostage du torpilleur Audace vingt cinq ans plus tôt. La foule applaudissant cette avant-garde de l’armée italienne. I Liberatori !  Et puis le coup de Fiume, le tour de passe-passe du « magicien » d’Annunzio, là encore, à son passage, le peuple triestin avait crié sa joie.

L’hystérie fut la même lorsque le Duce était apparu le 18 septembre 1938 au balcon de la mairie, place de l’Unité, et qu’il y proclama les lois raciales. Duce, Duce, Duce !

 

Cette fois-ci l’Italie se trouvait du mauvais côté, celui des perdants. Si l’Allemagne n’avait pas encore renoncé, qui doutait de sa défaite ? Quelques jours plus tard cette même radio diffusa un bref discours du Maréchal Badoglio, nouveau président du Conseil. Le bourreau de l’Éthiopie promu chef du gouvernement ! Le militaire exhortait les soldats à l’obéissance et menaçait du pire ceux qui suivraient Mussolini et sa république socialiste de Salò.

 

Elsa décida de fermer quelques jours la bottega, en attendant de savoir qui prendrait en main l’administration municipale et la police. Falco poursuivit ses activités à l’Institut psychiatrique, le reste de la famille ne sortait que pour faire le marché.

 

Les cafés se vidaient en début de soirée. Le train circulait encore, le téléphone et la poste fonctionnaient. La nuit, des bandes incontrôlées attaquaient les imprudents qui tardaient à rentrer chez eux. Était-ce les hommes de Chiari ? La résistance slovène ?

Les services locaux de l’OVRA choisirent de rester fidèles à Mussolini et se replièrent à Sirmione.

 

En rentrant de son travail Sestan trouva un chat qui miaulait dans les escaliers de l’immeuble. Il frappa à la porte du premier où vivait un couple de retraités. C’était bien un petit de leur chatte. La vieille dame remercia timidement le médecin.

Rendu chez lui celui-ci comprit qu’un événement grave menacait. Il ôta sa veste et se dirigea vers la cuisine. Jovan était assis à table et buvait un verre de vin en mangeant du pain, du jambon et du fromage. Le Slovène ne portait aucun uniforme. 

Les deux hommes gardaient l’un envers l’autre une profonde rancune. Si le pardon n’existe pas, restent la compassion et le pragmatisme, songea Falco. Il saisit franchement la main de son beau-frère.

Jovan Cankar faisait partie d’une unité d’éclaireurs du 9e corps d’armée slovène.

-          La 4e armée yougoslave va attaquer cette nuit.

-          Attaquer qui ?

Le résistant expliqua la stratégie de leurs alliés ou plutôt de leur hiérarchie titiste. D’abord s’emparer de la ville, la tenir aussi longtemps que possible et décapiter l’élite triestine de souche italienne.

-          Mais les fascistes se sont enfuis, il ne reste que de la piétaille subalterne et la bande à Chiari ?

-          Tu ne comprends pas, intervint Linuccia.

-          Les fascistes ne les intéressent plus, les communistes veulent éliminer l’intelligentsia, celle qui pourrait reprendre les choses en mains. Ils préparent déjà l’après-guerre. Tito a besoin de ce port s’il veut maîtriser l’Adriatique.

Les femmes n’auraient rien à craindre. Elles s’enfermeraient. Lui, Sestan, médecin, ancien conseiller municipal, officier de la Grande Guerre, représentait-il un danger pour une Grande Serbie socialiste ?

-          Va au moins te cacher à Opicina.

-          Quoi, un jour, un mois ?

Esther tenta de le convaincre. Elle avait peur. Le médecin refusa, « en attendant » il dormirait à l’institut.

-          Falco, ils ne veulent pas arrêter ces gens, ils vont les liquider.

-          Et tu restes avec eux, Jovan ?

 

Le massacre dura trois jours. Les communistes s’attaquèrent sans discernement aux patrons des compagnies de transport, à la Riunione Adriatica di Securità, aux responsables du port, aux directeurs d’entreprises, aux professeurs de l’université. Ils entassèrent à la Risiera di San Sabba les chefs de services administratifs qui n’avaient pas pu ou voulu s’enfuir. Personne ne les revit jamais.

 

Le bâtiment de la Risiera datait des années 1910. On y éplucha le riz jusqu’en septembre 1938, année où la minoterie fut reconvertie par les miliciens de l’OVRA en centre de tri pour étrangers et autres suspects antifascistes. Aucun de ces prisonniers ne fut libéré par les hordes titistes, on oublia ces malheureux sans qualité.

Les camions effectuèrent d’incessantes rotations, de la place de l’Unité au Rio Primero. En ville, sur la Grande Place, des commandos yougoslaves rassemblaient les hommes qu’ils croyaient importants. Fonctionnaires, avocats, commerçants, médecins,… les soldats les traînaient hors de chez eux. L’élite triestine fut exterminée en trois nuits.

 

Sestan avait fait nettoyer et aménager le sous-sol de l’Institut, l’endroit avait abrité un an auparavant des fugitifs de la diaspora juive. Il souhaitait le transformer en réfectoire et loger ses stagiaires d’origine provinciale. C’est là qu’il se réfugia avec ses collègues des Reuniti. Les reclus voilèrent les fenêtres, allumèrent des bougies et attendirent dans l’angoisse. Ils ne manquaient de rien. Le personnel soignant, féminin, les informait par une sorte de boyau métallique qui servait de bouche d’aération. Des soldats serbes et croates surgissaient dans les étages, toujours par surprise, quelques uns parlaient italien. Ils menacèrent les infirmières. Elles jurèrent en pleurant que les médecins s’étaient enfuis. Les « yougoslaves » ne s’attardèrent pas dans l’annexe réservée aux aliénés.

 

Au matin du quatrième jour, vers les sept heures, les envahisseurs quittèrent la ville, en bon ordre. A midi une première colonne de la Division Prinz Eugen défila sur le Corso, tambours battants. Les Allemands n’intervenaient pas en riposte à l’attaque des Communistes, les nazis avaient planifié leur action entre l’arrestation du Duce et sa rocambolesque libération. Il leur avait fallu un peu de temps pour franchir le Brenner et rappeler un millier de réservistes viennois.

La terrible Division T4 suivit deux heures plus tard, au pas de l’oie.

Dans l’après-midi le Colonel SS Rainer fut promu Gauleiter de l’Adriatische Küstenland et installa ses administrateurs, pour la plupart des anciens de l’empire austro-hongrois. L’État-major prit ses quartiers à la Villa Necker, sur le front de mer.

Encore terrorisés par la furie serbe, les Triestins redevenaient, presque soulagés, de dociles sujets d’un empire germanique. Les gens sortirent de chez eux.

Rainer désigna Odilo Globocnik chef de la sécurité intérieure. Ce vieil Autrichien sanguinaire connaissait son domaine, il y était né. C’est lui qui lança sans attendre la rafle des derniers juifs du ghetto. La Risiera se transforma en camp de concentration, des ouvriers y construisirent des fours crématoires et des chambres à gaz. Celles-ci, sommaires, fonctionnaient au monoxyde de carbone produit par des camions parqués au-dehors.

 

Une semaine plus tard, Falco reçut la visite d’un médecin de l’armée allemande. Ensemble ils effectuèrent un inventaire des malades et l’officier prit son temps pour consulter chaque dossier. Parfois il demandait à Sestan la traduction d’un terme dont il ignorait le sens en italien.

-          Capitaine, emportons ces dossiers chez moi, nous les reverrons à votre aise, ma famille vous préparera un excellent repas.

L’Allemand fut surpris par cette inconcevable invitation.

-          Vous ne craignez pas qu’on juge mal votre coopération ?

-          Capitaine, j’ai fait mes études à Vienne, j’ai été engagé par l’Empereur sur le front de l’Est en 1915, mes plus proches confrères psychiatres sont des anciens camarades de faculté et des spécialistes formés en Autriche. Durant près de vingt ans je me suis arrangé avec les autorités italiennes bien que je n’aie jamais adhéré au parti fasciste. Que nous retournions sous une tutelle germanique ne me déplaît pas, certes je n’ai aucune sympathie pour votre Hitler qui ne semble pas considérer les malades mentaux comme des êtres humains mais si on me laisse prendre soin de mes patients je suis prêt à collaborer avec les services sanitaires allemands, civils ou militaires. Et pour le voisinage, les rumeurs circuleront quoique je fasse ou ne fasse pas. Si j’avais reconnu un insigne nazi sur votre col d’uniforme j’aurais hésité. En ce qui me concerne je comprends que vous êtes le médecin-chef des Reuniti. L’intérêt de nos malades m’importe plus que les commentaires de mes concitoyens ? Alors je vous embarque ?

-          Allons-y.

Il avait prévenu sa famille par téléphone. Falco n’ignorait pas que ses « femmes » désapprouvaient cette intempestive démarche, il espérait qu’elles sauraient se montrer courtoises.

Hebbel fut un invité charmant. Falco fit porter du vin et de la charcuterie au chauffeur et au soldat qui attendaient devant l’entrée du 51 San Michele. Après le repas, le psychanalyste invita son hôte à prendre le café dans son bureau, selon la bonne tradition des Sestan. L’officier aperçut le lit de camp.

-          Vous travaillez la nuit ou votre épouse vous a chassé de son lit ?

-          Les deux, répondit le malheureux Sestan. J’ai passé ma vie à fouiller les cerveaux de mes patients, il est possible que je sois devenu invivable.

-          Ah, mais j’ai pu constater que Frau Sestani vous accordait encore ses faveurs.

-          Ah ? Oui ! L’accouchement est prévu en début février. Vous le savez mieux que moi, capitaine Hebbel, la guerre réveille des psychoses. Lorsque j’opérais sur le front de l’est en 1915, je ne me doutais pas que nous fabriquions des centaines de névrosés en croyant les sauver de la mort. Ici, les populations civiles souffrent d’angoisses plus sournoises. Ne pas savoir à qui vous appartiendrez dans un mois, dans un an ! On voit apparaître des pathologies chez des personnes qui, en fait, n’ont subi aucune perte dans leur entourage, des citoyens aisés qui trouvent de quoi s’approvisionner malgré la pénurie, ces gens âgés ne sont pas menacés, ils mourront dans leur lit. Et pourtant !

-          L’histoire de cette guerre devrait nous en apprendre un peu plus sur les comportements de masse. Il n’y a pas si longtemps la foule joyeuse accueillait  son Duce, aujourd’hui elle se terre, comme lui, et le maudit. N’interprétez pas mon commentaire comme un signe de défaitisme, mais il m’arrive d’imaginer que le peuple allemand puisse se lasser. 

-          Oui ! Je me souviens du Piccolo qui en 38 publiait en première page « Duce, Duce, Duce ».

-          Un renversement d’opinion peut se comprendre, plus difficile serait d’évaluer les effets de ces volte-face chez un individu isolé. Il doit en rester des traces, des marques. Certains ont fait un pari et ils réalisent qu’ils l’ont perdu. Et vous, vous vous arrangez-vous de ces retournements de veste ?

-          La veste s’use, moi aussi. Mon maître viennois m’a appris à compartimenter. J’ai construit des parois isolantes, ma famille, mon travail à l’Institut, ma consultation, ma vie amoureuse, sans oublier mes escapades au bordel. Il m’arrive de surprendre mes proches qui confondent parfois mon souci de survie avec une forme de cynisme ou d’opportunisme, de lâcheté compléterait ironiquement ma sœur soutenue par mon épouse. Jusqu’où puis-je aller sans oublier le chemin du retour ?             

-          Nous ne sommes pas si différents. C’est pourquoi j’apprécie votre invitation. Et voilà près de quatre ans que je n’avais pas fait un pareil repas. Vous étiez sur le front russe en 1915, j’en suis revenu il y a deux mois sans avoir pu repasser chez moi à Koblenz, je n’ai aucune nouvelle de ma femme et de mes enfants. Me retrouver l’espace d’une soirée au sein d’une famille… bonheur et tristesse, vous comprenez.

-          Vous reviendrez !

-          Salute !

Le visiteur parti, Esther et Linuccia entrèrent dans son bureau et blâmèrent l’une après l’autre ce misérable chef de famille. N’en faisait-il pas trop ? L’Allemand penserait que tu attends une faveur. Il enquêtera sur chacune de nous. 

-          Vous êtes encore en vie.

 

Les Triestins n’avaient pas imaginé que l’appareil administratif du Reich puisse prendre en main l’ensemble de la Vénétie julienne en si peu de temps pour en refaire un Küstenland à part entière. Chacun s’attendait à une occupation militaire, l’annexion dépassait leur entendement. Les Allemands, en fait le plus souvent des réservistes, vétérans de l’empire austro-hongrois, prirent position sur l’ensemble du « Land ». Par sécurité, la nuit, ils se barricadaient dans leurs logements.

 

Les affaires repartaient, « comme avant ». La Lloyd austriaco ressuscita. L’occupant autorisa la réouverture de la Cosulich Line, le Vulcania et le Saturnia pouvaient reprendre du service, oui mais pour aller où ? Les anciens ressortirent leur dictionnaire allemand se faisant un devoir d’acheter et de lire la « Deutsche Adria Zeitung » que publiaient quotidiennement les services de la Reichskulturkammer. Des bordels à soldats s’installèrent autour de la Piazza di Cavana. Illy reprit la torréfaction de son café. Globocnik récupéra une mouvance fasciste, ébranlée, soucieuse de retrouver de solides épaules protectrices. Ces miliciens ravigotés surent convaincre la Guardia di Finanza de fournir une liste plus détaillée des résidents juifs domiciliés hors du ghetto Riborgo. Ces familles s’inséraient depuis des générations dans la vie triestine. Deux siècles auparavant l’impératrice Marie-Thérèse leur avait accordé ce droit de citoyenneté. Jusqu’en 1932, nombreux furent ceux qui rejoignirent le fascisme, convaincus que le Duce oeuvrait pour le bien de tous les Italiens et qu’il protégerait les Hébraïques.  

 

Les Malabotta avaient toujours vécu dans cet immeuble de la via San Michele. Quelques semaines plus tôt Falco leur avait rapporté un chaton égaré. Ces retraités n’avaient jamais manifesté la moindre ou maligne curiosité envers leurs voisins du dessus. Le père Sestan les visitait une fois l’an. Chacun se croisait dans les escaliers, on se saluait, au mieux l’un ou l’autre commentait la beauté ou la froidure du jour, la méchanceté de la bora.

Linuccia fit entrer ces paisibles retraités. La femme tremblait sur ses jambes.

-          Falco, nous avons la visite de monsieur et madame Malabotta.

Sa sœur les invita à s’asseoir sur le canapé où son frère installait ses patients. Esther prépara du thé et des biscuits. Leur curiosité était telle que les deux femmes imposèrent leur présence.

-          Dottore Sestani,…

L’ancien administrateur de la compagnie des eaux raconta sa vie et celle de sa compagne. Et à la fin de son récit il conclut avec douceur :

-          Ce qui nous angoisse, ce sont nos chats. Les Allemands vont nous prendre, ils nous emmèneront à la Risiera et nous ne reviendrons plus. Alors voilà…

 

Leur appartement contre la promesse de prendre soin de leur chatte et de ses deux petits ? Sestan leur proposa un refuge au sous-sol de son institut, ils refusèrent gentiment. Le médecin rédigea une lettre qui stipulait que les Malabotta leur cédaient l’appartement et qu’il s’engageait, lui, à le restituer à ses propriétaires dès leur retour.

-          Vous n’avez pas quelqu’un de votre famille ?

La question parut incongrue.

 

Esther se réfugia dans le lit de Linuccia, les deux femmes pleurèrent longtemps avant de s’endormir.

-          Et ton frère qui s’acoquine avec ce nazi !

-          Fais-lui encore un peu confiance, il est notre seul homme. Mon frère est fragile mais il a une tête de mule, il sait ce qu’il veut. Depuis qu’il est enfant il a fait de sa faiblesse une arme terrible. Je me souviens lorsqu’il se battait avec Roberto...

-          Tu n’as plus de nouvelle de ton Jovan ?

-          Rien.

-          Il comprendra, il reviendra.

-          Tu vois, toi aussi tu as besoin d’espérer. Alors crois un peu en notre Falcolinetto. 

 

Quand le 9e corps d’armée slovène s’était replié, Jovan l’avait suivi. Face à la contre-offensive des Allemands les Yougoslaves relancèrent leur stratégie terroriste. Il n’y avait plus un jour sans attentat. Le dernier, dans un cinéma d’Opicina réservé aux occupants, une bombe avait tué une trentaine de soldats allemands.

Les représailles suivaient sans discernement, sans pitié. On fusillait chaque matin plus d’une centaine de personnes à la Risiera. Globocnik trouvait la méthode plus rationnelle et plus économique que le gazage par l’échappement des camions. Et puis il ne pouvait immobiliser longtemps ses rares véhicules.

 

Début janvier 44, à Vérone, Mussolini fit juger son beau-fils pour trahison. Maintenant les radios se concurrençaient. Les Alliés remontaient l’Italie et ses services diffusaient un programme à l’attention des populations civiles. A Milan la République italienne de Salò poursuivait ses campagnes démagogiques promettant le prochain retour du Duce. De Rome, la radio nationale annonçait que le fils du roi assurait désormais la gérance du Royaume et collaborait avec les forces anglo-américaines.

 

Fin janvier 44, Esther accoucha d’une fille qu’on « baptisa » Celina.

 

Clara était sortie pour acheter du lait pour le bébé et pour les chats « Malabotta ». Il fallait tenter sa chance dans deux ou trois laiteries. A six heures du soir elle n’était pas encore rentrée. Sa mère paniquée téléphona à Sestan qui travaillait encore à l’institut. Il la rassura tant bien que mal.

-          Que faire Professeur Kratochwill ?

 

 

-          Hebbel, j’ai besoin de ton aide.

Avec le temps les deux médecins étaient devenus proches sinon amis. Le capitaine allemand occupait la fonction de directeur général des Reuniti. Il en avait fait en trois mois un hôpital modèle. Falco avait su convaincre ses confrères de jouer le jeu dans l’intérêt de la communauté triestine.

-          Gardons nos états d’âme au fond de la poche, s’il le faut nous réglerons nos comptes plus tard.

Servado avait suivi son ami du Garibaldi et entraîné derrière lui les derniers indécis. Hebbel avait apprécié l’attitude du psychiatre et du neurochirurgien.

 

-          Donne-moi son nom, je verrai demain Globocnik, on ne s’aime pas beaucoup mais je lui rends des services. Les listes des prisonniers passent entre ses mains.

 

Ce n’est qu’une semaine plus tard qu’Hebbel découvrit le nom de Clara Manlio sur le registre que le chef de la police tenait à jour. En cette période trouble Hebbel collaborait avec le policier, par prudence plus que par discipline militaire. Et le tortionnaire souffrait d’une inflammation chronique de la prostate.

-          Sestan ? Elle est à la Risiera, je l’ai appris hier soir. Allons-y.

-          Pourquoi fais-tu ça Hebbel ?

-          Parce que je suis un médecin et que tu es un précieux confrère et ta protégée n’est certainement pas une dangereuse criminelle. 

Falco se précipita chez lui et sortit son vieil uniforme du placard. Le dottore avait grossi mais son ventre bedonnant lui donnait un air plus italien. Il prit encore soin d’accrocher sa médaille. Après quoi il se rendit au domicile d’Emilio.

-          Mon petit-neveu l’astique chaque semaine et la fait ronronner dans son garage. Il fera ce que tu lui diras de faire.

 

Le capitaine allemand et son escorte précédaient l’Hispano. Ils firent une entrée remarquée dans la cour principale de la Risiera. Odilo Globocnik les reçut dans son bureau, au premier étage. 

-          Un capitaine de l’armée italienne, ça existe encore ironisa-t-il en découvrant Sestan.

-          Médaillé sur le front de l’Isonzo mon Colonel, précisa Falco.

-          Après avoir servi l’empereur autrichien, tu bouffes à tous les râteliers, comme tes concitoyens ?

-          Mon Colonel, j’avoue sans honte ne pas avoir choisi ma destinée. Je l’ai suivie ne considérant que l’intérêt de mes patients !

-          Et aujourd’hui, à ce que me raconte Hebbel, tu collabores avec le Reich. Et ton beau-frère ?

-          Jovan Cankar est un Slovène, il a rejoint l’armée communiste, c’est vrai mais il a aussi combattu en 14 pour les Habsbourg sur le front de l’est... en y laissant un poumon. D’une certaine manière il est fidèle à ses racines. Si vous me demandez si je l’ai revu, je vous répondrai oui, la veille de l’attaque yougoslave, il voulait mettre sa femme et sa fille en sécurité.

Globocnik était bien informé par les Croates qui désertaient les rangs titistes pour rejoindre les nazis. 

-          Alors, tu t’intéresses à cette gamine ?

-          Je m’intéresse à mes malades depuis plus de vingt ans, cette jeune femme est légèrement débile. Sa mère souhaitait que je la prenne en observation quelques mois à l’institut. La pauvre fille est désorientée. J’ai son dossier si vous souhaitez le consulter.

L’idée venait d’Hebbel. Le policier se montrerait moins curieux s’il s’agissait d’une malade mentale.

-          Clara Manlio, native de Bassano. Qu’est-ce qu’elle fiche si loin de chez elle ?

-          Sa mère est une cousine de la mienne, je l’ai secourue, elle cherchait un travail, la malheureuse n’a plus de mari, et en plus une fille retardée.

Encore méfiant, le policier ordonna qu’on amène la détenue. 

Clara n’osait plus lever les yeux. On avait rasé ses cheveux et elle portait l’habit des prisonnières de San Sabba. Elle ne reconnut que la voix de son protecteur et se jeta à ses pieds.

-          Dottore ! Dottore !

Sa mère l’avait éduquée de cette manière. Malgré des années de vie commune, Elsa et sa fille ne s’adressaient à leur protecteur qu’en l’appelant « dottore ». C’est peut-être ce qui la sauva. Globocnik prit Sestan par l’épaule, en la serrant très fort.

-          Viens, dottore, viens près de la fenêtre, regarde.

Dans la cour les soldats avaient aligné une cinquantaine de détenus. A dix mètres un caporal engageait le chargeur dans sa mitrailleuse.

-          Tu vois, dottore, tu aurais pu choisir l’un d’eux, en faire un aliéné de ton Institut et me demander sa « grâce ». Tu as préféré cette petite pute, prends-la, et que je ne la revoie plus !

Le nazi raccompagna ses visiteurs jusqu’à l’entrée. Falco soutenait Clara. Lorsque le tortionnaire aperçut l’Hispano il s’en approcha, en fit le tour et tendit la main vers Sestan.

-          Tout a un prix.

-          Donne-lui, ordonna Falco au chauffeur.

Le petit-neveu d’Emilio tendit les clefs de la voiture.

 

L’escorte d’Hebbel fit un crochet pour déposer Clara et Sestan au 51 de la rue San Michele.

-          Ça ne marchera pas deux fois, Falco, prends garde.

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